Cour d’appel administrative de Versailles, le 7 juillet 2025, n°24VE00384

Par un arrêt en date du 7 juillet 2025, la cour administrative d’appel de Versailles a eu à se prononcer sur la légalité de deux arrêtés préfectoraux ordonnant l’évacuation forcée de terrains privés occupés par des personnes vivant en résidences mobiles. Cette décision illustre la tension entre les pouvoirs de police administrative visant à faire cesser un trouble à l’ordre public et le respect des droits fondamentaux des personnes concernées, en particulier le droit à la vie privée et familiale.

En l’espèce, un groupe de personnes installées avec leurs résidences mobiles sur deux parkings désaffectés successifs a fait l’objet de deux arrêtés de mise en demeure émis par le préfet. Ces décisions, prises à quelques jours d’intervalle en décembre 2023, leur enjoignaient de quitter les lieux dans un délai de quarante-huit heures, en se fondant sur des risques pour la salubrité et la sécurité publiques. Saisi par l’un des occupants, le tribunal administratif de Versailles avait rejeté les demandes d’annulation de ces arrêtés. Le requérant a donc interjeté appel de ces jugements, soutenant que les arrêtés étaient entachés d’irrégularités procédurales et que le délai d’exécution portait une atteinte disproportionnée à ses droits fondamentaux. Le préfet, pour sa part, défendait la légalité de son action, arguant de la nécessité de mettre fin à une situation dangereuse et insalubre. Il appartenait donc à la cour administrative d’appel de déterminer si la mise en œuvre de la procédure d’évacuation forcée, bien que motivée par une atteinte à l’ordre public, respectait l’équilibre nécessaire avec le droit au respect de la vie privée et familiale des occupants, tel que garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. La cour a répondu par la négative, considérant que si le principe de la mesure d’évacuation était justifié, son délai d’exécution constituait, dans les circonstances de l’espèce, une ingérence disproportionnée dans les droits des intéressés.

La décision de la cour administrative d’appel confirme ainsi la validité du recours à la procédure d’évacuation forcée face à une occupation irrégulière présentant des risques (I), tout en soumettant ses modalités d’exécution à un contrôle de proportionnalité strict au regard des droits fondamentaux des occupants (II).

I. La confirmation de la légalité de la procédure d’évacuation forcée

La cour valide le raisonnement des premiers juges en ce qu’ils ont reconnu la compétence du préfet pour agir et la matérialité des troubles justifiant son intervention. Elle confirme ainsi la régularité de la procédure d’évacuation mise en œuvre (A) et la pertinence de son fondement lié aux atteintes à l’ordre public (B).

A. La validation du cadre procédural de la mise en demeure

Le requérant contestait la procédure suivie, notamment l’absence de procédure contradictoire préalable. La cour écarte ce moyen en rappelant le caractère spécial de la législation applicable. Elle juge que « le législateur a entendu déterminer l’ensemble des règles de procédure administrative et contentieuse auxquelles sont soumises l’intervention et l’exécution des décisions par lesquelles le préfet met en demeure les occupants » et qu’il a, par conséquent, entendu « exclure l’application des dispositions de l’article L. 121-1 du code des relations entre le public et l’administration ». La procédure spécifique de la loi du 5 juillet 2000 prévaut donc sur le régime général de la procédure contradictoire, ce qui justifie son absence en l’espèce.

De même, la cour a estimé que le préfet avait été valablement saisi par les maires des communes concernées ainsi que par les propriétaires des terrains, conformément aux exigences de l’article 9-1 de la loi précitée. Le juge administratif confirme par là que les conditions formelles de déclenchement de la procédure d’évacuation étaient bien réunies, consolidant ainsi la base légale de l’action préfectorale.

B. La reconnaissance d’une atteinte à la salubrité et à la sécurité publiques

La mesure de mise en demeure doit être justifiée par une atteinte à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques. En l’espèce, la cour a validé l’appréciation du préfet sur ce point. Elle a relevé des éléments matériels suffisants pour caractériser une telle atteinte, notamment le fait que les occupants alimentaient « leurs résidences mobiles en électricité à partir d’une armoire électrique forcée, au moyen de câbles posés à même le sol », ce qui créait un risque sécuritaire évident. De surcroît, l’absence d’accès à l’eau courante autrement que par un branchement illicite, ainsi que l’inexistence de dispositifs d’assainissement et de collecte des déchets, suffisaient à caractériser l’atteinte à la salubrité.

La cour note que même si l’atteinte à la tranquillité publique n’était pas établie, le préfet « aurait pris les mêmes décisions s’il s’était uniquement fondé sur ces deux derniers motifs ». Cette motivation, substituée mais suffisante, ancre solidement la décision d’évacuation dans le champ des pouvoirs de police du préfet, la rendant légale dans son principe.

II. La censure d’une exécution portant une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux

Si elle valide le principe de la mesure, la cour administrative d’appel en censure cependant les modalités d’application. Elle exerce pour cela un contrôle de proportionnalité au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (A), la conduisant à sanctionner le caractère trop bref du délai d’exécution au vu de la situation de grande vulnérabilité des occupants (B).

A. L’application du contrôle de proportionnalité au droit à la vie privée et familiale

La cour ne s’arrête pas à la simple légalité de l’acte et de ses motifs. Elle procède à une mise en balance des intérêts en présence : d’un côté, la nécessité de préserver l’ordre public, et de l’autre, le droit au respect de la vie privée et familiale des occupants, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce droit inclut la protection du domicile, qui peut s’étendre, dans certaines circonstances, à une résidence mobile, même installée illégalement.

L’ingérence dans ce droit, constituée par l’ordre d’évacuation, doit non seulement être prévue par la loi et poursuivre un but légitime, ce qui était le cas ici, mais aussi être « nécessaire dans une société démocratique ». C’est sur ce dernier point que la cour concentre son analyse, en examinant si la mesure prise par l’administration était proportionnée à l’objectif visé, compte tenu de la situation concrète des personnes concernées.

B. La sanction du délai d’exécution au regard de la situation de vulnérabilité

La cour relève un ensemble de « conditions particulières » qui rendent le délai de quarante-huit heures excessif. Elle constate d’abord que le groupe était « en errance dans le département depuis plusieurs semaines » et avait déjà subi plusieurs évacuations forcées. Ensuite, elle souligne qu’à cette période, « l’ensemble des aires du département (…) était occupé », rendant impossible toute solution de relogement conforme à la loi. Enfin, et de manière déterminante, elle prend en compte la présence de personnes fragiles, dont « une femme enceinte de près de six mois », dont l’état de santé s’est dégradé suite à ces déplacements contraints.

Face à cette situation, et relevant que le préfet n’a pas recherché de « solution amiable alternative », la cour conclut de manière cinglante. Elle juge qu’en « n’octroyant aux intéressés qu’un délai de quarante-huit heures pour évacuer les lieux (…) le préfet des Yvelines a porté une atteinte disproportionnée au droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale ». Cette annulation ciblée du seul délai d’exécution est significative : elle ne remet pas en cause le droit de l’administration de faire cesser l’occupation, mais elle la contraint à exercer ce droit d’une manière qui tienne compte de la situation humanitaire et de la dignité des personnes.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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