Cour d’appel administrative de Versailles, le 7 février 2025, n°23VE01018

L’acte administratif qui, tout en procédant à la liquidation d’une pénalité financière, en fixe le montant définitif à zéro euro après imputation de dépenses déductibles, constitue un objet juridique singulier. Par un arrêt en date du 7 février 2025, une cour administrative d’appel a été conduite à se prononcer sur la recevabilité d’un recours dirigé contre une telle décision. En l’espèce, un préfet avait constaté, par un arrêté antérieur, l’état de carence d’une commune au regard de ses obligations triennales de production de logements sociaux, et avait par conséquent fixé un taux de majoration du prélèvement financier applicable. Un second arrêté, objet du litige, a ensuite procédé à la liquidation de ce prélèvement pour l’année concernée, mais son montant final fut arrêté à zéro euro, en raison de l’imputation d’un excédent de dépenses déductibles reporté des exercices précédents.

La commune a saisi le tribunal administratif pour obtenir l’annulation de ce dernier arrêté, estimant qu’il était entaché d’une erreur de calcul dans le décompte des dépenses déductibles, ce qui diminuait indûment le solde reportable sur les années futures. Le tribunal administratif a rejeté sa demande. La commune a alors interjeté appel, maintenant que la décision préfectorale lui faisait grief en dépit de son dispositif à montant nul, car elle consolidait une erreur de calcul préjudiciable pour les exercices à venir. L’État, en défense, a soutenu l’irrecevabilité du recours pour défaut d’intérêt à agir. La question de droit qui se posait ainsi aux juges d’appel était de savoir si une décision administrative fixant à zéro le montant d’un prélèvement dû par une commune constitue un acte faisant grief, susceptible de recours, au motif que les calculs sous-jacents affecteraient négativement ses droits pour les prélèvements futurs.

La cour administrative d’appel rejette la requête, jugeant que la commune ne justifie pas d’un intérêt à agir. Elle considère qu’un arrêté dont le dispositif fixe un prélèvement à un montant nul ne saurait, par nature, faire grief à son destinataire. La circonstance que les motifs de cette décision, notamment le calcul des dépenses déductibles, pourraient avoir une incidence défavorable sur des prélèvements ultérieurs est jugée sans effet sur l’appréciation du caractère grief de l’acte attaqué. Cette solution, qui applique avec rigueur la condition de l’intérêt à agir (I), contraint néanmoins les collectivités à adapter leurs stratégies contentieuses face aux décisions financières en chaîne (II).

I. L’application orthodoxe de l’intérêt à agir à une décision financière à dispositif nul

La cour fonde son raisonnement sur une appréciation stricte du lien entre la décision attaquée et le préjudice allégué, écartant un intérêt jugé trop éventuel (A) et consacrant la primauté du dispositif de l’acte sur ses motifs (B).

A. Le rejet d’un préjudice fondé sur des conséquences futures et incertaines

Le juge administratif subordonne classiquement la recevabilité du recours pour excès de pouvoir à l’existence d’un intérêt direct et certain. En l’espèce, la cour évalue l’intérêt de la commune au regard des seuls effets produits par l’arrêté du 24 février 2021. Or, cet acte se borne à constater qu’aucune somme n’est due au titre du prélèvement pour l’année en cours. Il n’entraîne donc aucune modification négative de l’ordonnancement juridique ou de la situation financière de la collectivité requérante pour l’exercice visé. Le préjudice dont se prévaut la commune, à savoir la réduction du montant de ses dépenses excédentaires reportables, ne se matérialisera, le cas échéant, que lors de la liquidation d’un prélèvement futur.

La cour administrative d’appel refuse d’anticiper sur ce préjudice potentiel. Elle énonce clairement que « la circonstance, à la supposer même établie, que le préfet (…) aurait commis une erreur dans le calcul des dépenses déductibles prises en compte pour le prélèvement 2021, qui obérerait celles reportables au titre des prélèvements ultérieurs, est sans incidence ». Cette position réaffirme que l’intérêt à agir doit être apprécié à la date d’introduction du recours, et non au regard de conséquences futures et hypothétiques. En ce sens, la décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui refuse de considérer comme certain un préjudice qui dépend d’une décision administrative future qui n’est pas encore intervenue.

B. La prévalence du dispositif de l’acte sur ses motifs de calcul

Au-delà de la nature éventuelle du préjudice, l’arrêt met en lumière une distinction fondamentale entre le dispositif d’un acte administratif et les motifs qui le soutiennent. Le dispositif est la partie de la décision qui contient l’énoncé de ce que l’administration a décidé, ordonné ou constaté. Les motifs, quant à eux, exposent les raisons de fait et de droit qui justifient ce dispositif. En l’occurrence, le dispositif de l’arrêté litigieux est la fixation du prélèvement à « zéro euro ». Les motifs incluent l’ensemble des opérations de calcul, dont le décompte des dépenses déductibles contesté par la commune.

En jugeant que seule l’absence de grief résultant du dispositif importe, la cour refuse à la commune le droit de contester isolément les motifs de calcul. Autrement dit, une erreur contenue dans les motifs n’ouvre pas droit à un recours si elle ne se traduit pas par un dispositif faisant grief. Cette approche formaliste garantit une certaine sécurité juridique en limitant les contentieux aux seuls actes ayant un impact concret et immédiat. Elle empêche que le juge soit saisi de questions purement théoriques ou de différends portant sur de simples opérations comptables qui, en l’état, ne lèsent personne. La commune ne pouvait donc attaquer l’arrêté pour ce qu’il ne disait pas, ou pour ce qu’il laissait présager pour l’avenir.

II. Les implications de la solution sur la stratégie contentieuse des collectivités

Si la solution est juridiquement fondée, elle n’est pas sans conséquences pratiques pour les administrés, en particulier les collectivités locales soumises à des mécanismes financiers pluriannuels. Elle impose une contrainte temporelle dans la contestation des erreurs de calcul (A) et incite à une redéfinition des stratégies de recours (B).

A. La contrainte d’un contrôle contentieux différé des calculs intermédiaires

La décision commentée a pour effet de reporter le moment où la commune pourra faire valoir ses droits. En lui refusant l’intérêt à agir contre l’arrêté à dispositif nul, le juge la contraint d’attendre l’édiction d’un futur arrêté de prélèvement dont le montant serait positif en raison, précisément, de l’erreur de calcul initiale. Ce n’est qu’à ce moment-là que son préjudice deviendra certain, lui conférant un intérêt à agir incontestable. Elle pourra alors, par la voie de l’exception d’illégalité ou en contestant directement les nouveaux calculs, soulever l’erreur commise dans l’arrêté de 2021.

Cette approche, bien que logique, peut sembler peu économique en termes de bonne administration de la justice. Elle diffère le règlement d’un litige qui aurait pu être tranché plus tôt, avec le risque de complexifier les débats futurs. La commune se trouve ainsi dans une situation d’incertitude, contrainte de provisionner ou d’anticiper un prélèvement potentiellement majoré dans les années suivantes, sans pouvoir obtenir immédiatement une clarification juridictionnelle sur l’étendue de ses droits. Le principe de sécurité juridique, qui vise à stabiliser les situations, trouve ici une application qui, paradoxalement, entretient une insécurité pour l’avenir.

B. L’incitation à une réévaluation des objets du recours

Face à une telle jurisprudence, les collectivités locales doivent adapter leur stratégie contentieuse. Plutôt que de s’attaquer à un acte de liquidation à effet nul, la commune aurait peut-être pu explorer d’autres voies. Par exemple, si les délais le permettaient, une contestation directe de l’arrêté initial de carence, qui est l’acte fixant le principe et le taux de la pénalité, aurait pu constituer une approche plus frontale. De même, un recours gracieux auprès du préfet demandant la rectification de l’erreur matérielle contenue dans les calculs aurait pu être envisagé pour obtenir une décision rectificative explicite, dont le refus aurait, lui, constitué un acte faisant grief.

L’enseignement de cet arrêt est donc également stratégique. Il rappelle que dans le cadre de procédures administratives complexes et en chaîne, le choix de l’acte attaqué est déterminant. Il ne suffit pas d’identifier une illégalité ; il faut que cette illégalité soit contenue dans un acte qui affecte de manière suffisamment directe et certaine la situation du requérant. En l’absence d’un tel acte, le justiciable, même s’il s’estime lésé dans ses droits futurs, voit la porte du prétoire se fermer temporairement. La rigueur de l’analyse de la recevabilité l’emporte sur la volonté de solder préventivement un différend.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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