L’acte par lequel une personne publique cède un bien de son domaine privé à un prix inférieur à sa valeur marchande constitue une opération délicate, au confluent du droit public des biens et des principes de la comptabilité publique. Un tel acte est, par principe, prohibé s’il s’analyse en une libéralité consentie à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé. Par un arrêt en date du 5 juin 2025, une cour administrative d’appel a été amenée à se prononcer sur la légalité d’une délibération par laquelle un conseil municipal approuvait la cession d’un de ses immeubles à une société privée, pour un montant inférieur à l’estimation fournie par le service des domaines.
En l’espèce, une commune avait décidé par une délibération du 14 décembre 2020 de vendre un immeuble lui appartenant à une société commerciale. Une autre société, qui exploitait auparavant un fonds de commerce dans ledit immeuble, a contesté cette cession. Cette dernière avait, par le passé, manifesté son intérêt pour l’acquisition du bien avant de finalement y renoncer expressément lors de la cession de son propre fonds de commerce à la commune. La valeur du bien avait été estimée à 230 000 euros par le service des domaines, mais la cession fut approuvée pour un montant de 210 000 euros.
La société évincée a alors saisi le tribunal administratif de Cergy-Pontoise d’une demande tendant à l’annulation de la délibération et à l’indemnisation de ses préjudices, notamment la perte de chance d’acquérir l’immeuble. Par un jugement du 28 septembre 2023, le tribunal a rejeté l’ensemble de ses prétentions. La société a interjeté appel de ce jugement, reprenant ses arguments fondés sur un vice de procédure, un détournement de procédure et un favoritisme résultant de la minoration du prix de vente. Elle soutenait que la commune avait elle-même contribué à la dépréciation du bien en le laissant inoccupé.
Il revenait donc aux juges d’appel de déterminer si la cession d’un bien immobilier par une commune à un prix inférieur à sa valeur estimée peut être légale au regard des contreparties attendues. Plus précisément, la question se posait de savoir à quelles conditions une telle décote ne constitue pas une libéralité interdite mais se trouve justifiée par des motifs d’intérêt général suffisants.
La cour administrative d’appel rejette la requête. Elle juge que la cession, bien que consentie à un prix inférieur à l’estimation administrative, est légale car elle « est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes ». Elle écarte également les conclusions indemnitaires de la société requérante, estimant qu’aucune faute de la commune n’est établie qui serait à l’origine d’une perte de chance sérieuse ou d’un autre préjudice direct et certain.
La solution retenue par la cour s’inscrit dans une logique jurisprudentielle bien établie encadrant les cessions de biens publics à des conditions avantageuses (I), tout en confirmant une application rigoureuse des conditions d’engagement de la responsabilité administrative pour faute (II).
I. La validation d’une cession immobilière à prix minoré sous conditions d’intérêt général
La cour rappelle d’abord le cadre juridique permettant, par exception, la cession d’un bien public à un prix inférieur à sa valeur (A), avant d’en faire une application mesurée aux faits de l’espèce en validant l’opération au regard des avantages qu’en retirait la collectivité (B).
A. Le rappel du principe d’interdiction de cession à vil prix et de ses exceptions
La décision commentée s’ouvre sur un considérant de principe clair : « la cession par une commune d’un bien immobilier à des particuliers pour un prix inférieur à sa valeur ne saurait être regardée comme méconnaissant le principe selon lequel une collectivité publique ne peut pas céder un élément de son patrimoine à un prix inférieur à sa valeur à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé, lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes ». Par cette formulation, le juge administratif réitère une solution classique qui tempère l’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités.
Le raisonnement du juge consiste en un contrôle en trois temps. Il lui incombe de vérifier, premièrement, l’existence de motifs d’intérêt général. Deuxièmement, il doit identifier les contreparties que la collectivité est susceptible de retirer de l’opération. Enfin, il lui appartient d’exercer une appréciation souveraine pour estimer si ces contreparties sont suffisantes pour justifier la différence entre le prix de vente et la valeur réelle du bien. Cette méthode permet de distinguer une aide indirecte légale d’une subvention déguisée et prohibée. Le juge s’assure ainsi que l’avantage consenti n’est pas sans cause et qu’il sert effectivement l’intérêt public dont la collectivité a la charge.
B. L’application concrète des contreparties justifiant la décote
Dans les faits de l’espèce, la cour estime que ces conditions sont remplies. Elle relève que le projet de l’acquéreur, consistant en la « réhabilitation totale du bâtiment, inoccupé depuis 2015 et en état de dégradation avancé », participe à un « objectif de redynamisation du centre-ville ainsi que de diversification de l’offre commerciale et de logement ». Ces éléments caractérisent le motif d’intérêt général requis.
Ensuite, la cour identifie des contreparties effectives et suffisantes. La délibération attaquée prévoit l’insertion, dans la promesse de vente, d’une clause obligeant l’acquéreur à réaliser ce projet de réhabilitation spécifique. Cette obligation contractuelle garantit que l’intérêt public qui justifie la décote sera bien poursuivi. La différence de prix, relativement modeste (20 000 euros sur une valeur de 230 000 euros), apparaît ainsi proportionnée aux avantages attendus par la commune, notamment la revitalisation d’un immeuble dégradé et le renforcement de l’attractivité du centre-ville. L’accusation de favoritisme est par conséquent écartée, l’avantage consenti trouvant une justification objective et suffisante dans les bénéfices attendus pour la collectivité.
II. L’exclusion de la responsabilité de la commune en l’absence de faute avérée
Après avoir validé la légalité de la délibération, la cour se penche sur les conclusions indemnitaires de la société requérante. Elle rejette la qualification d’une perte de chance indemnisable (A) et écarte l’existence de tout autre préjudice résultant d’un comportement fautif de la commune (B).
A. Le rejet de la perte de chance d’acquérir le bien
La société requérante invoquait une perte de chance d’acquérir l’immeuble, arguant d’un engagement antérieur de la commune à son égard. La cour balaie cet argument en s’appuyant sur le comportement même de la société. Il ressort en effet du dossier que cette dernière avait, par le passé, fait échec à la réalisation de la vente à son profit et avait, plus tard, « expressément renoncé à l’acquisition du bien litigieux » lors de la cession de son fonds de commerce.
Ce faisant, le juge administratif applique de manière stricte la théorie de la perte de chance. Pour être indemnisable, la chance perdue doit être réelle et sérieuse. Or, en renonçant volontairement et explicitement à l’acquisition, la société a elle-même fait disparaître toute probabilité de réaliser le gain ou d’éviter la perte qu’elle invoque. L’absence de lien de causalité direct entre une éventuelle faute de la commune et le préjudice allégué est donc manifeste. La cour souligne ainsi qu’on ne peut se prévaloir d’une chance que l’on a soi-même anéantie.
B. L’inexistence d’un préjudice indemnisable lié à l’exploitation du fonds
La société requérante tentait également de lier la responsabilité de la commune à d’autres préjudices. Elle prétendait avoir subi une perte de chance d’exploiter à nouveau le fonds de commerce et un dommage du fait de la démolition d’un escalier. La cour rejette ces deux arguments en constatant l’absence de toute faute de la commune.
D’une part, aucune disposition légale ou réglementaire n’imposait à la commune de rétrocéder le fonds de commerce à son ancien propriétaire. L’administration n’était donc tenue par aucune obligation à cet égard. D’autre part, concernant la démolition de l’escalier, la société n’apportait aucun élément de preuve démontrant que cette intervention constituait un comportement fautif lui ayant causé un préjudice direct. Cette décision rappelle utilement que la charge de la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux incombe entièrement au demandeur en matière de responsabilité administrative. En l’absence de preuve d’un comportement illégal ou d’une négligence caractérisée de la part de la commune, aucune indemnisation ne pouvait être accordée.