Par un arrêt en date du 26 juin 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur la qualification d’acte anormal de gestion retenue par l’administration fiscale à l’encontre d’une société ayant cédé des parts sociales à un prix significativement inférieur à leur valeur au jour de la cession. En l’espèce, une société de promotion immobilière avait acquis des parts d’une société civile immobilière, avant de les rétrocéder en 2016 à plusieurs personnes physiques en exécution d’un protocole conclu en janvier 2015, qui en fixait le prix. Entre la date de ce protocole et celle des cessions, la valeur de l’unique actif immobilier de la société civile immobilière avait connu une augmentation substantielle, passant de 2,7 millions à 14 millions d’euros.
L’administration fiscale, estimant que la société avait consenti une libéralité en ne réévaluant pas le prix de cession, a procédé à un rehaussement de son résultat imposable au titre de l’exercice 2016. Saisi d’un recours en décharge, le tribunal administratif de Versailles a, par un jugement du 17 janvier 2023, rejeté la demande de la société. Celle-ci a interjeté appel, soutenant que l’existence d’un acte anormal de gestion devait s’apprécier à la date de la promesse de 2015, date à laquelle le prix convenu était conforme à la valeur de marché, et non à la date de son exécution en 2016. L’administration contestait pour sa part l’opposabilité de ce protocole, faute de date certaine.
La question de droit soumise aux juges d’appel était donc de déterminer à quelle date il convient d’apprécier l’existence d’un acte anormal de gestion lorsque la cession d’un actif a été précédée d’une promesse, et dans quelle mesure un acte contractuel postérieur peut modifier le point de départ temporel de cette appréciation.
La cour administrative d’appel, par une décision de réformation partielle, établit une distinction en fonction des bénéficiaires des cessions. Elle juge que, pour les cessions opérées en stricte exécution de l’engagement initial, l’appréciation doit se faire à la date de la promesse, dont la preuve de l’existence et de la date peut être rapportée par tous moyens. En revanche, elle considère que pour la cession ayant fait l’objet d’un nouvel accord qui s’est substitué au protocole initial, l’appréciation doit se porter à la date de ce nouvel engagement, validant sur ce point le rehaussement opéré par l’administration.
La décision commentée offre ainsi une illustration claire de la manière dont le juge fiscal articule la liberté de la preuve avec l’autonomie de la volonté des parties. Elle consacre d’abord l’opposabilité d’un engagement initial à l’administration comme point de référence de l’appréciation de l’acte de gestion (I), avant de limiter la portée de ce principe en caractérisant une novation contractuelle qui déplace ce point de référence (II).
I. La consécration de l’opposabilité de la promesse initiale comme point de référence de l’appréciation de l’acte de gestion
La cour d’appel, pour annuler une partie du redressement, a d’abord rappelé avec force le principe de la liberté de la preuve de la date d’un acte à l’encontre de l’administration fiscale (A), ce qui l’a conduite à écarter la qualification d’acte anormal de gestion pour les cessions s’inscrivant dans le cadre strict de cet acte initial (B).
A. L’affirmation de la preuve par tous moyens de la date d’un acte sous seing privé à l’encontre de l’administration fiscale
L’un des arguments de l’administration pour écarter le protocole de 2015 était son absence de date certaine, se fondant sur les dispositions du code civil qui exigent un enregistrement pour qu’un acte sous seing privé soit opposable aux tiers. La cour administrative d’appel rejette cette analyse en des termes dénués d’ambiguïté, affirmant que « l’administration, dans l’exercice de ses missions, n’est toutefois pas un tiers au sens de ces dispositions, lesquelles ne sauraient dès lors faire obstacle à ce que les contribuables prouvent par tous moyens l’existence et la date de l’acte dont ils se prévalent afin de rendre celui-ci opposable à l’administration ».
Cette solution, bien établie en jurisprudence, rappelle que les relations entre le contribuable et l’administration fiscale ne sont pas entièrement régies par le droit civil des contrats. L’administration n’est pas un tiers ordinaire ; elle est une partie à la relation d’imposition et dispose de prérogatives exorbitantes du droit commun pour contrôler la sincérité des déclarations. En contrepartie, le contribuable bénéficie de la liberté de prouver par tout moyen la réalité des opérations qu’il a conclues. En l’espèce, la cour a jugé probants un ensemble d’éléments concordants, tels qu’un procès-verbal de conseil d’administration, un constat d’huissier et des échanges de courriels, pour établir la date du protocole. Cette approche pragmatique garantit un équilibre, en ne laissant pas le contribuable à la merci d’une exigence formaliste qui n’a pas lieu de s’appliquer dans ce contexte.
B. L’exclusion consécutive de l’acte anormal de gestion pour les cessions conformes à l’engagement initial
Une fois la date et l’opposabilité du protocole de 2015 admises, la cour en tire la conséquence logique pour les cessions effectuées au profit de certains des associés. Elle juge que, l’engagement de la société étant devenu irrévocable en 2015, c’est à cette date qu’il fallait se placer pour apprécier si le prix était constitutif d’une libéralité. Or, la société requérante a démontré, par la production d’expertises détaillées et non sérieusement contestées par l’administration, que le prix fixé en 2015, basé sur une valeur de l’immeuble de 2,7 millions d’euros, correspondait bien à la valeur de marché à cette époque, compte tenu des contraintes pesant sur le bien.
La cour relève également que « les causes de l’importante augmentation de la valeur du bien sont extérieures aux parties au protocole et procèdent de circonstances postérieures à celui-ci ». En agissant ainsi, elle refuse de faire peser sur la société les conséquences d’événements imprévisibles, tels qu’un changement de politique d’urbanisme de la municipalité. Dès lors, en vendant en 2016 au prix convenu en 2015, la société n’a fait qu’exécuter une obligation contractuelle née à une date où aucune libéralité n’existait. L’administration ne pouvait donc « à bon droit qualifier cette vente d’un élément de son actif circulant d’acte anormal de gestion ». Cette partie de l’arrêt illustre parfaitement la primauté de l’engagement contractuel dans l’analyse de la gestion d’une entreprise, à condition que cet engagement soit réel et économiquement justifié à la date où il est pris.
II. La portée limitée de la promesse initiale par la caractérisation d’une novation contractuelle
Si le principe posé en première partie est favorable au contribuable, la cour en dessine aussitôt les limites en se livrant à une analyse factuelle précise de la situation du troisième cessionnaire. Elle identifie ainsi un nouvel accord qui emporte la caducité de l’engagement antérieur (A), ce qui la conduit à requalifier l’opération en acte anormal de gestion à la date de ce nouvel engagement (B).
A. L’identification d’un nouvel accord emportant caducité de l’engagement antérieur
La cour constate que, pour l’un des bénéficiaires, une « promesse synallagmatique de cession des parts sociales » a été conclue le 19 octobre 2016, soit postérieurement au protocole de 2015 mais avant la cession définitive. Cet acte ne se contentait pas de réitérer l’engagement initial ; il en modifiait substantiellement l’économie, en y ajoutant la cession de comptes courants d’associé et en subordonnant sa réalisation à de nouvelles conditions suspensives. Surtout, la cour relève une clause cruciale stipulant « la caducité de tous projets, accords, convention, intervenus antérieurement ».
Ce faisant, les parties ont manifesté leur volonté de substituer un nouvel accord à l’ancien. Pour le juge fiscal, cet acte du 19 octobre 2016 ne constitue pas une simple exécution du protocole de 2015, mais une novation qui a éteint le premier engagement pour lui en substituer un nouveau. L’engagement irrévocable de la société de céder ses titres à cet associé n’est donc plus né en 2015, mais bien le 19 octobre 2016. Cette analyse démontre l’importance capitale que le juge accorde à la volonté des parties et aux termes précis des conventions. La liberté contractuelle permet aux parties de redéfinir leurs engagements, mais elles doivent en assumer les conséquences, y compris fiscales.
B. La requalification conséquente de l’acte anormal de gestion à la date du nouvel engagement
Le déplacement du point de départ temporel de l’engagement au 19 octobre 2016 modifie radicalement l’appréciation de l’acte de gestion. À cette date, la cour relève qu’il « n’est dès lors pas contesté ni contestable que le prix convenu de 6440 euros la part était significativement inférieur à leur valeur vénale », puisque la valeur de l’actif immobilier avait été établie à 14 millions d’euros la veille. L’écart de valeur étant manifeste, la qualification d’acte anormal de gestion devenait difficilement réfutable.
De plus, la cour souligne la relation d’intérêt préexistante entre la société et le bénéficiaire, ce qui permet de présumer l’intention libérale, et l’absence de toute contrepartie justifiant un tel sacrifice financier pour la société. L’administration était donc fondée à considérer que l’entreprise « s’est délibérément appauvrie à des fins étrangères à son intérêt ». Cette solution, sévère pour le contribuable, est la conséquence directe et logique de l’analyse contractuelle menée précédemment. Elle rappelle que si une entreprise est liée par ses promesses, elle l’est par la dernière en date, et que toute renégociation d’un accord dans un contexte de forte plus-value latente expose à un risque fiscal majeur si le prix n’est pas ajusté en conséquence.