Par un arrêt en date du 11 février 2025, la Cour administrative d’appel de Nancy a été amenée à se prononcer sur l’appartenance d’une parcelle au domaine public fluvial. En l’espèce, un établissement public gestionnaire des voies navigables a engagé des poursuites pour contravention de grande voirie à l’encontre d’une société civile immobilière qui occupait un terrain jouxtant un canal, après l’expiration de son autorisation d’occupation temporaire. La société y maintenait une construction, ce que l’établissement public considérait comme une occupation sans titre de son domaine.
Saisi du litige, le tribunal administratif de Strasbourg avait relaxé la société, estimant que la parcelle concernée ne relevait pas du domaine public. L’établissement public a interjeté appel de ce jugement, soutenant que le terrain constituait un accessoire indispensable du domaine public fluvial, en tant qu’ancien terre-plein d’un port de marchandises, et qu’en l’absence de déclassement formel, il conservait cette nature. La société intimée contestait pour sa part l’existence d’un lien fonctionnel entre la parcelle et le service public de la navigation, arguant de l’absence de preuve de son utilité pour l’activité portuaire.
Il appartenait donc à la cour de déterminer si une parcelle contiguë à une voie d’eau domaniale, bien qu’historiquement située dans l’emprise d’un port, pouvait être intégrée au domaine public par la théorie de l’accessoire en l’absence de preuve d’une utilité fonctionnelle directe pour ce dernier.
La Cour administrative d’appel de Nancy rejette la requête de l’établissement public. Elle juge que si le lien physique entre la parcelle et le canal est avéré, le lien fonctionnel, en revanche, n’est pas démontré. Elle retient que les éléments produits, bien qu’établissant l’inclusion de la parcelle dans une zone portuaire historique, sont « à eux seuls, insuffisants pour établir l’utilité pour le canal […] et son port de la parcelle en litige ». Faute de preuve d’un lien fonctionnel, la qualification de dépendance du domaine public est écartée. La solution confirme une application rigoureuse de la théorie de l’accessoire (I), dont la portée se révèle protectrice de la propriété privée face aux prétentions de l’administration (II).
I. La confirmation d’une conception exigeante de la domanialité publique par accessoire
La cour, pour refuser la qualification de dépendance domaniale, s’est fondée sur une lecture classique des critères prétoriens de la théorie de l’accessoire (A), qu’elle applique avec une rigueur particulière au cas d’espèce (B).
A. Le rappel des conditions traditionnelles de la théorie de l’accessoire
L’arrêt rappelle utilement le droit applicable avant l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques en 2006. En l’absence de classement formel, un bien ne pouvait intégrer le domaine public que s’il était affecté à l’usage direct du public ou à un service public et avait fait l’objet d’un aménagement spécial. La jurisprudence y avait ajouté la possibilité pour un bien de devenir domanial par accessoire, c’est-à-dire s’il formait un tout indivisible avec une dépendance principale du domaine public.
Cette théorie suppose la réunion de deux conditions cumulatives. D’une part, un lien physique, qui implique une contiguïté ou une proximité immédiate entre le bien principal et le bien accessoire. D’autre part, un lien fonctionnel, qui exige que le bien accessoire soit utile, voire indispensable, au bien principal. La cour rappelle implicitement cette dualité en recherchant si la parcelle litigieuse présentait « à la fois [un] lien physique et fonctionnel avec le canal ». Cette démarche s’inscrit dans une orthodoxie juridique bien établie, la théorie de l’accessoire ayant toujours été d’interprétation stricte pour éviter une extension démesurée du domaine public. L’arrêt réaffirme ainsi que la domanialité publique reste l’exception et doit être prouvée de manière certaine.
B. L’application rigoureuse du critère du lien fonctionnel
C’est sur le terrain de l’appréciation du lien fonctionnel que l’arrêt déploie toute sa rigueur. La cour examine en détail les preuves fournies par l’établissement public et les juge insuffisantes. Elle admet que des documents historiques, tels que des photographies ou la dénomination ancienne de la zone, attestent d’un contexte portuaire. Cependant, elle refuse de déduire de ce contexte général l’utilité spécifique de la parcelle pour le service public.
La décision souligne que la seule inclusion dans le périmètre d’un ancien port ne suffit pas. L’établissement public devait démontrer en quoi ce terrain précis concourait au fonctionnement du canal ou de ses installations. Or, la cour note que la parcelle est « distante de plusieurs mètres de la zone aménagée spécialement pour les besoins du port ». Elle conclut que l’administration n’apporte « aucun élément suffisamment probant pour démontrer que la parcelle en cause aurait présenté un lien fonctionnel avec le canal ». Cette exigence de preuve concrète et circonstanciée de l’utilité du bien accessoire constitue le cœur du raisonnement. La simple potentialité d’un usage ne saurait suffire à emporter la qualification de dépendance domaniale.
II. La portée d’une solution protectrice de la gestion domaniale et de la propriété privée
La solution retenue par la cour, en imposant une charge probatoire lourde à l’administration (A), emporte des conséquences significatives pour la gestion du domaine public et la sécurité juridique des occupants (B).
A. La charge de la preuve comme rempart contre l’extension du domaine public
Cet arrêt illustre de manière particulièrement claire le principe selon lequel la preuve du caractère domanial d’un bien incombe à la personne publique qui s’en prévaut. En rejetant des indices historiques jugés trop généraux, la cour adresse un message aux gestionnaires domaniaux. Ils ne peuvent se contenter de présomptions ou d’un contexte historique pour asseoir la domanialité de parcelles dont le statut est ambigu. La charge probatoire est donc décisive.
Cette exigence protège les propriétaires et occupants contre une domanialité « par contagion » qui serait fondée sur de simples suppositions. Le juge administratif se positionne en garant de la stabilité des situations juridiques et du droit de propriété. La solution s’inscrit ainsi dans un courant jurisprudentiel qui tend à encadrer strictement les modes d’acquisition non formels du domaine public. En conditionnant l’application de la théorie de l’accessoire à une démonstration factuelle précise, la cour prévient les risques d’insécurité juridique et renforce les droits des administrés face à la puissance publique.
B. Les implications pratiques pour les gestionnaires du domaine public
Au-delà de son apport juridique, la décision a une portée pratique considérable. Elle incite les personnes publiques à clarifier le statut de leur patrimoine immobilier. Pour les parcelles dont le lien fonctionnel avec le domaine public est ténu ou a disparu avec le temps, l’invocation de la théorie de l’accessoire se révèle être une stratégie judiciaire risquée. La voie la plus sûre pour sécuriser leur domanialité demeure la procédure de classement formel, lorsque celle-ci est possible.
En l’absence d’un tel acte, les gestionnaires domaniaux s’exposent à voir leur action en répression d’une occupation illégale échouer, comme en l’espèce. Cet arrêt constitue donc une décision d’espèce dont la portée est générale. Il rappelle que la qualification de domaine public ne se présume pas et que le juge exerce un contrôle concret et approfondi sur les éléments de preuve qui lui sont soumis. La protection du domaine public ne saurait justifier une atteinte disproportionnée aux situations établies, surtout lorsque l’administration a elle-même contribué à l’ambiguïté en délivrant par le passé des titres d’occupation.