En l’espèce, une société avait conclu un compromis de vente pour un ensemble immobilier. Une métropole a toutefois décidé d’exercer son droit de préemption urbain sur les parcelles concernées. Saisi par la société acquéreur évincée, le tribunal administratif de Lille a annulé cette décision de préemption. La métropole a alors interjeté appel de ce jugement. Elle soutenait en premier lieu que la requête de la société était irrecevable, faute d’intérêt à agir, au motif que l’acquisition ne relevait pas de son objet social. En second lieu, elle affirmait que la décision de préemption était suffisamment motivée, contrairement à ce qu’avaient jugé les premiers juges. La société intimée, quant à elle, concluait au rejet de la requête, en défendant son intérêt à agir et en réitérant le défaut de motivation de l’acte attaqué ainsi que l’absence de projet réel de la collectivité.
Il était ainsi demandé à la cour administrative d’appel si une décision de préemption est suffisamment motivée lorsqu’elle se borne à mentionner des objectifs généraux d’aménagement et à viser des délibérations antérieures qui ne permettent pas d’identifier la nature spécifique de l’opération envisagée sur la parcelle concernée. Il lui appartenait également de déterminer, à titre préalable, si la seule qualité d’acquéreur évincé suffit à conférer à une société un intérêt à agir, indépendamment de la conformité de l’acquisition à son objet social.
Par un arrêt du 30 avril 2025, la cour administrative d’appel de Douai rejette l’appel. Elle juge d’abord que la qualité d’acquéreur évincé confère par elle-même un intérêt à agir, rendant inopérant le moyen tiré de l’objet social de la société. Elle confirme ensuite l’annulation de la décision de préemption, estimant que les références à des enjeux généraux d’aménagement et à des délibérations antérieures ne caractérisaient pas avec une précision suffisante la nature du projet justifiant l’exercice du droit de préemption sur les parcelles en cause.
La solution retenue par la cour appelle une analyse en deux temps. Il conviendra d’examiner la confirmation de l’exigence d’une motivation substantielle et précise de la décision de préemption (I), avant d’étudier la portée de ce contrôle sur la réalité du projet d’aménagement de l’administration (II).
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I. La confirmation d’une exigence de motivation substantielle de la décision de préemption
La cour administrative d’appel réaffirme avec force deux principes cardinaux de la procédure de préemption. D’une part, elle consacre une conception large de l’intérêt à agir de l’acquéreur évincé (A). D’autre part, elle exerce un contrôle rigoureux sur le contenu de la motivation de la décision, censurant une motivation par simples références générales (B).
A. L’intérêt à agir incontesté de l’acquéreur évincé
La cour écarte sans détour la fin de non-recevoir soulevée par la métropole. Elle juge que la société « dispose d’un intérêt à agir à l’encontre de la décision de préemption (…) en sa qualité d’acquéreur évincé ». Cette formule, concise et directe, rappelle une règle bien établie en contentieux de l’urbanisme. L’intérêt à agir de l’acquéreur évincé est présumé du seul fait de la lésion directe et certaine que lui cause la décision de préemption, qui fait obstacle à la réalisation de la vente à son profit.
De plus, la cour précise que l’argument tiré de l’objet social de la société ne peut être « utilement invoqué » par l’autorité administrative pour contester cet intérêt à agir. En agissant ainsi, elle refuse de permettre à l’auteur de l’acte de se prévaloir d’une éventuelle irrégularité relevant des rapports de droit privé entre la société et ses associés. À titre surabondant, les juges d’appel constatent que l’objet social était en tout état de cause suffisamment large. Cette position pragmatique évite de complexifier inutilement le débat contentieux et garantit un accès effectif au juge pour la personne la plus directement touchée par la décision administrative.
B. La censure d’une motivation par références générales
Le cœur de l’arrêt réside dans l’appréciation du caractère suffisant de la motivation de la décision de préemption. La cour rappelle que, si l’administration peut se référer à des délibérations antérieures, c’est à la condition que celles-ci permettent d’identifier clairement la nature de l’opération poursuivie. Or, en l’espèce, la décision se contentait de décrire des « enjeux généraux », tels que la mise en œuvre d’une « Trame Verte et Bleue » ou le « renouvellement urbain », sans plus de précision.
Les juges estiment que ces « mentions ne permettent donc pas, à elles seules, de caractériser la nature du projet d’aménagement envisagé » sur les parcelles en litige. Le contrôle s’étend ensuite aux délibérations visées par l’acte, notamment celles de 2011 et 2015. La cour constate que ces documents, bien qu’attestant d’une volonté d’intervention, se limitent à un « premier diagnostic et quelques orientations très générales » sur un vaste périmètre de 79 hectares, sans détailler le projet spécifique aux terrains préemptés. Cette analyse concrète démontre que l’exigence de motivation n’est pas une simple clause de style, mais impose à l’administration de formaliser un lien tangible et précis entre le bien préempté et l’opération d’intérêt général invoquée.
II. La portée du contrôle juridictionnel sur la réalité du projet d’aménagement
Au-delà de la seule question formelle de la motivation, la décision éclaire la manière dont le juge appréhende la réalité même du projet de l’administration. Elle opère une distinction nette entre l’existence matérielle d’un projet dans des études internes et sa nécessaire formalisation dans l’acte de préemption lui-même (A). Cette approche, en apparence sévère, constitue en réalité une solution classique qui renforce la sécurité juridique des administrés (B).
A. La distinction entre l’existence d’un projet et sa formalisation dans l’acte de préemption
L’un des apports de l’arrêt est de souligner que la réalité d’un projet ne suffit pas si elle ne transparaît pas dans la motivation de la décision. La cour note que des études, comme un schéma directeur de 2014 et une étude de capacité de 2019, avaient bien « permis d’identifier la nature de l’opération d’aménagement envisagée ». Cependant, elle relève aussitôt que ces documents n’ont « pas été jointes à la décision de préemption du 24 septembre 2019 ».
Cette observation est décisive. Elle signifie que le juge se place à la date de la décision pour évaluer sa légalité et ne prend en compte que les éléments dont l’administré pouvait avoir connaissance à ce moment. La motivation doit être autosuffisante ou, à tout le moins, permettre l’accès à des documents suffisamment précis. Le fait que l’administration produise ultérieurement, devant le juge, des études justifiant son projet ne peut venir pallier la carence de la motivation initiale. La légalité de l’acte s’apprécie au jour de sa signature, et non au regard d’éléments postérieurs produits pour les besoins de la cause.
B. Une solution classique au service de la sécurité juridique
En adoptant cette position rigoureuse, la cour d’appel ne fait qu’appliquer une jurisprudence constante du Conseil d’État, qui exige que la décision de préemption fasse apparaître la nature du projet. Cette solution, loin d’être une innovation, constitue un rappel salutaire des garanties qui entourent le droit de préemption, lequel porte une atteinte significative au droit de propriété et à la liberté contractuelle.
En exigeant que la nature du projet soit suffisamment explicitée dans l’acte, le juge administratif assure une double protection. D’une part, il permet au propriétaire et à l’acquéreur évincé de comprendre les raisons de la décision et de contester utilement sa légalité. D’autre part, il contraint la collectivité publique à ne préempter que sur la base d’un projet ayant atteint un degré de maturité suffisant. Cette jurisprudence prévient ainsi les préemptions fondées sur des intentions vagues ou incertaines, qui s’apparenteraient à une simple captation d’opportunités foncières sans justification d’intérêt général suffisamment établie. L’arrêt contribue de ce fait à maintenir un juste équilibre entre les prérogatives de la puissance publique et la protection des droits des particuliers.