Par un arrêt du 26 juin 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur la légalité d’un arrêté préfectoral restreignant de manière significative les droits de prélèvement en eau d’une exploitation agricole. En l’espèce, une exploitation agricole s’était vu autoriser, par un récépissé de déclaration en 2010, l’exploitation d’un forage pour l’irrigation selon un volume et un débit déterminés. Confrontée à des phénomènes d’assèchement des sols et à l’apparition de fissures sur des habitations voisines, l’autorité préfectorale a, par un arrêté de 2018, fortement réduit les capacités de prélèvement de ce forage tout en augmentant celles d’un autre forage exploité par une société liée. L’exploitante a alors formé un recours gracieux en modification de ces nouvelles prescriptions, qui fut implicitement rejeté. Saisi d’un recours en annulation, le tribunal administratif d’Amiens a, par un jugement du 19 janvier 2023, rejeté la demande. L’exploitation agricole a interjeté appel de ce jugement, soulevant tant son irrégularité que le mal-fondé de la décision administrative initiale, arguant notamment d’une erreur de droit dans l’application du principe de prévention et d’une méconnaissance du principe de proportionnalité. Il était ainsi demandé au juge d’appel de déterminer si des restrictions à un droit de prélèvement en eau, fondées sur des rapports administratifs concluant à un risque certain mais à une causalité non exclusive, peuvent être légalement imposées par l’autorité de police au nom du principe de prévention. La cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant le jugement de première instance. Elle écarte d’abord les moyens d’irrégularité formelle du jugement, puis, statuant au fond, elle valide la décision préfectorale en jugeant que les risques étaient suffisamment caractérisés pour justifier les mesures prises sur le fondement du principe de prévention, sans que celles-ci puissent être regardées comme disproportionnées. La décision de la cour administrative d’appel confirme ainsi la latitude de l’autorité préfectorale dans l’exercice de sa police de l’eau (I), tout en précisant les contours de l’application du principe de prévention face aux impératifs de la gestion de la ressource (II).
I. La consolidation du pouvoir de police préfectoral en matière de gestion de l’eau
La cour commence par examiner la régularité du jugement de première instance, adoptant une approche qui préserve largement les prérogatives du juge du fond (A), avant de valider la démarche de l’autorité préfectorale qui s’est appuyée sur des expertises administratives pour fonder sa décision (B).
A. Un contrôle restreint sur la régularité du jugement de première instance
L’arrêt illustre la rigueur avec laquelle le juge d’appel apprécie les conditions d’une réouverture de l’instruction. La société requérante reprochait aux premiers juges de ne pas avoir rouvert l’instruction pour examiner un rapport d’expertise judiciaire produit par note en délibéré. La cour rappelle qu’une telle obligation ne pèse sur le juge que si la note contient « l’exposé soit d’une circonstance de fait dont la partie qui l’invoque n’était pas en mesure de faire état avant la clôture de l’instruction et que le juge ne pourrait ignorer sans fonder sa décision sur des faits matériellement inexacts, soit d’une circonstance de droit nouvelle ». En l’espèce, le rapport, bien que nouveau, n’établissait pas de façon certaine l’absence de lien entre le forage et les désordres, mais se bornait à souligner d’autres causes possibles tout en préconisant des investigations supplémentaires. La cour en conclut que « le rapport d’expertise ne pouvait être regardé comme contenant des éléments susceptibles d’influer sur le sens du jugement ». Cette solution confirme la marge d’appréciation souveraine du juge du fond quant à la pertinence des éléments nouveaux qui lui sont soumis après la clôture de l’instruction, une réouverture n’étant justifiée que par la présentation d’un élément manifestement décisif.
B. La légitimation des rapports administratifs comme fondement de la décision
L’autorité administrative avait fondé sa décision sur plusieurs rapports d’un organisme public de recherches géologiques. La requérante contestait la valeur de ces rapports, les jugeant partiaux et incomplets. La cour rejette cette argumentation en relevant que la mission de l’organisme n’était pas de déterminer l’origine précise de chaque désordre individuel, mais d’évaluer l’impact global des forages à l’échelle de la commune. L’arrêt valide ainsi une action administrative préventive fondée sur une expertise technique générale, sans exiger une preuve scientifique irréfutable de causalité directe et exclusive pour chaque dommage constaté. La cour admet qu’un « lien de causalité, il est vrai non nécessairement exclusif, entre l’exploitation du forage F2009 et les phénomènes d’assèchement des sols et de fissuration des immeubles » est suffisant pour que l’autorité de police puisse agir. Cette approche pragmatique conforte le pouvoir de l’administration, qui peut prendre des mesures de restriction sur la base d’un faisceau d’indices concordants et d’une analyse de risque globale, sans attendre une certitude absolue qui paralyserait son action.
Au-delà de la confirmation des prérogatives de l’administration, l’arrêt se prononce sur l’articulation délicate entre le droit d’exploiter la ressource en eau et les principes supérieurs du droit de l’environnement.
II. La primauté de la protection environnementale dans la restriction des usages de l’eau
L’arrêt apporte un éclairage significatif sur l’application du principe de prévention en matière de gestion de l’eau (A) et affirme avec force la prévalence des objectifs de sécurité et de protection de la ressource sur les considérations d’ordre économique (B).
A. L’application du principe de prévention à un risque certain mais non exclusif
Le cœur de l’argumentation de la société requérante reposait sur une application erronée du principe de prévention, lequel, selon elle, ne pouvait être invoqué en l’absence de risque certain. La cour administrative d’appel offre une clarification importante en la matière. Elle estime que ce principe est opérant dès lors que les risques sont « connus, suffisamment établis, identifiés et évalués ». En se fondant sur les rapports d’expertise, elle juge que « les risques d’assèchement des sols, d’épuisement de la ressource en eau et de désordres aux immeubles ont été identifiés avec suffisamment de certitude […] pour justifier l’invocation de ce principe ». La décision distingue ainsi la certitude du risque de la certitude de la causalité exclusive. Il n’est pas nécessaire que le forage soit la cause unique et avérée des dommages ; il suffit que le risque qu’il engendre pour la ressource en eau et l’environnement soit, lui, suffisamment certain et documenté pour déclencher l’action préventive de l’administration. Cette interprétation confère au principe de prévention une portée opérationnelle essentielle dans des situations complexes où les causes d’un dommage environnemental sont multifactorielles.
B. Le rejet du contrôle de proportionnalité et des arguments économiques
Enfin, la requérante soutenait que les restrictions imposées étaient disproportionnées et nuisaient à son activité économique. La réponse de la cour est particulièrement nette et dépourvue d’ambiguïté. Elle énonce qu' »il ne résulte d’aucune disposition du code de l’environnement que l’administration doive compenser des restrictions de forage qui sont justifiées par la double nécessité de protéger la ressource en eau et de minimiser les risques pour la sécurité des immeubles ». De plus, elle ajoute que la société « ne peut utilement se plaindre des conséquences économiques qui résulteraient pour elle de la décision du préfet ». Cette position établit une hiérarchie claire entre, d’une part, la protection de l’environnement et la sécurité publique, et d’autre part, les intérêts économiques privés. Dès lors qu’une mesure restrictive est jugée nécessaire à la préservation d’intérêts généraux protégés par le droit de l’environnement, le juge considère que le contrôle de proportionnalité ne saurait conduire à l’invalider au motif de ses conséquences économiques pour un opérateur. Cet arrêt affirme ainsi avec force la primauté des objectifs de gestion durable de la ressource en eau, même lorsque cela implique des contraintes économiques significatives pour les usagers.