Par un arrêt en date du 20 février 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux, statuant sur renvoi du Conseil d’État, a précisé les conditions d’indemnisation dues au titre d’une occupation sans titre du domaine public. En l’espèce, une société avait conclu avec une autorité portuaire une convention d’occupation du domaine public en vue de la réalisation d’un terminal multimodal. Après la résiliation de cette convention à l’initiative de la société, l’autorité portuaire a estimé que celle-ci s’était maintenue irrégulièrement sur les lieux et a émis à son encontre trois titres exécutoires pour obtenir le paiement d’une indemnité d’occupation.
Saisi par la société, le tribunal administratif de Bordeaux, par un jugement du 15 juillet 2021, a réduit la période d’occupation retenue et a jugé que le comportement de l’autorité portuaire constituait une faute de nature à exonérer l’occupant de sa responsabilité à hauteur de 70 %, annulant en conséquence une partie des sommes réclamées. Sur appel de l’autorité portuaire, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, par un premier arrêt du 23 juin 2022, annulé ce jugement et rejeté l’ensemble des demandes de la société. Cette décision a toutefois été annulée par le Conseil d’État le 4 mars 2024, qui a renvoyé l’affaire devant la même cour. La société soutenait principalement que l’occupation matérielle n’était pas établie et, subsidiairement, que la faute de l’autorité portuaire devait atténuer sa responsabilité. L’autorité portuaire, quant à elle, arguait de la réalité de l’occupation continue et de l’absence de tout comportement fautif de sa part.
Il appartenait ainsi à la cour de déterminer, d’une part, si l’occupation sans titre du domaine public était matériellement établie sur l’ensemble de la période visée par les titres exécutoires et, d’autre part, si le comportement de l’autorité gestionnaire était constitutif d’une faute de nature à exonérer, même partiellement, l’occupant de son obligation d’indemnisation. La cour administrative d’appel de Bordeaux a répondu par l’affirmative à ces deux questions, considérant l’occupation comme avérée sur toute la période litigieuse, tout en confirmant l’existence d’une faute du gestionnaire justifiant une exonération de responsabilité à hauteur de 70 %.
***
I. La caractérisation extensive de l’occupation irrégulière du domaine public
La cour administrative d’appel a d’abord infirmé le jugement de première instance en retenant une conception large de la période d’occupation (A), faisant ainsi peser sur l’occupant une lourde charge probatoire (B).
A. La confirmation d’une occupation matérielle continue
La cour a jugé que la matérialité de l’occupation du domaine public était établie pour toute la période courant du 12 juin 2017 au 11 mars 2019. Pour ce faire, elle s’est fondée sur plusieurs constats d’huissier qui, bien que relevant l’absence de conteneurs au centre de la parcelle, attestaient de la présence d’un nombre significatif de conteneurs sur les bordures du terrain. L’argument de la société selon lequel ces installations ne servaient qu’à sécuriser le site en l’absence de clôture a été jugé inopérant. La cour a en effet estimé que « la circonstance alléguée par la société (…) est sans incidence sur l’occupation du domaine public qui est constatée ». Cette position réaffirme que toute utilisation privative d’une dépendance domaniale, quels qu’en soient les motifs, constitue une occupation au sens de l’article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques.
En adoptant une telle approche, les juges d’appel ont écarté la solution des premiers juges qui avaient limité la période d’occupation en se fondant sur des éléments produits par la société. La cour a estimé que ces documents n’étaient pas suffisants pour contredire les constatations matérielles et les allégations de l’autorité portuaire relatives à une présence ininterrompue des conteneurs après la résiliation de la convention. La décision étend ainsi la notion d’occupation à une présence même périphérique et discontinue, dès lors qu’elle traduit une emprise matérielle sur le domaine.
B. La charge de la preuve pesant sur l’occupant sans titre
En validant la période d’occupation fixée par l’autorité domaniale, la cour a implicitement mais nécessairement consacré le principe selon lequel il appartient à l’occupant sans titre de prouver l’absence d’occupation. Elle relève que « la société (…) ne produit par ailleurs aucun élément permettant de tenir pour établi que l’occupation du domaine public n’aurait pas existé de manière continue ». Ce faisant, elle opère un renversement de la charge de la preuve au détriment de l’occupant. Alors que le créancier doit en principe prouver le fait générateur de son droit, ici l’occupation, la cour considère que les constats d’huissier suffisent à établir une présomption d’occupation continue que seule une preuve contraire et circonstanciée de l’occupant peut renverser.
Cette solution, si elle est rigoureuse, apparaît conforme à la logique de protection du domaine public. Elle incite l’occupant qui se retire d’une dépendance domaniale à formaliser son départ de manière incontestable afin de se prémunir contre toute réclamation ultérieure. La simple allégation d’un départ ou d’une occupation partielle devient insuffisante face aux éléments produits par le gestionnaire. La décision renforce donc la position de l’autorité publique en matière de recouvrement des indemnités d’occupation irrégulière, en exigeant de l’occupant une démonstration probante de la libération effective des lieux.
Si la matérialité et la durée de l’occupation sont ainsi établies au profit du gestionnaire, la cour a néanmoins retenu la responsabilité de ce dernier dans la persistance de cette situation.
II. La consécration d’une responsabilité partagée dans la réparation du préjudice
Tout en reconnaissant le bien-fondé du principe de l’indemnisation, la cour a admis qu’une faute du gestionnaire pouvait en moduler le montant (A), procédant alors à un partage de responsabilité particulièrement significatif (B).
A. L’admission d’une faute du gestionnaire domanial source d’ambiguïté
La cour retient l’existence d’une faute de l’autorité portuaire de nature à exonérer partiellement la responsabilité de la société. Elle se fonde sur un faisceau d’indices, reprenant le considérant de principe selon lequel une faute peut être constituée lorsque le gestionnaire « n’a pas mis l’occupant irrégulier en demeure de quitter les lieux, ne l’a pas invité à régulariser sa situation ou a entretenu à son égard une ambiguïté sur la régularité de sa situation ». En l’espèce, les juges constatent que l’autorité portuaire est restée passive pendant plus de deux ans après la résiliation de la convention avant d’émettre les titres exécutoires.
De plus, elle relève que l’autorité ne s’est pas opposée à l’entreposage des conteneurs en périphérie du terrain, entretenant ainsi « une ambiguïté à l’égard de la société (…) quant à la régularité de sa situation ». Cette inaction et cette tolérance sont considérées comme un comportement fautif. La décision souligne ainsi que le gestionnaire du domaine public ne peut rester inactif face à une occupation qu’il sait irrégulière sans en subir les conséquences. Il lui incombe de prendre des mesures claires pour mettre fin à l’occupation ou la régulariser, sous peine de voir sa propre négligence invoquée contre lui.
B. L’application d’un partage de responsabilité exonératoire
La conséquence de cette faute est un partage de responsabilité qui se traduit par une exonération de 70 % de la dette de la société. La cour confirme sur ce point l’appréciation des premiers juges, qu’elle étend à l’ensemble de la période d’occupation. Elle décide ainsi que les trois titres exécutoires doivent être annulés « en tant que leur montant excède 30% des sommes en cause ». Cette réduction substantielle de l’indemnité constitue une sanction directe du comportement de l’autorité portuaire. Bien que l’occupation sans titre constitue une faute de la part de l’occupant, le préjudice qui en résulte pour la personne publique se trouve considérablement atténué par la propre faute de cette dernière.
Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel qui tempère la rigueur de l’obligation de réparation en cas d’occupation sans titre, en fonction du comportement du propriétaire public. La portée de l’arrêt réside dans l’ampleur de l’exonération accordée, qui n’est pas symbolique mais représente la majeure partie de la créance. Il envoie un signal fort aux gestionnaires domaniaux sur la nécessité d’une gestion active et diligente de leurs biens, en les avertissant qu’une tolérance prolongée ou une attitude équivoque peut les priver d’une part substantielle de leur droit à indemnisation. L’arrêt constitue ainsi une illustration remarquable de l’application de l’équité dans le contentieux de la responsabilité domaniale.