Par une décision rendue sur question préjudicielle du Bundesfinanzhof en date du 25 mai 2000, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime de taxe sur la valeur ajoutée applicable à l’usage privatif d’un bien d’entreprise. En l’espèce, un assujetti exploitant une entreprise d’arboriculture avait fait construire un bâtiment, qu’il avait choisi d’affecter dans sa totalité au patrimoine de son entreprise. Ce dernier utilisait une partie de l’immeuble pour les besoins de son activité professionnelle, et une autre partie à titre de domicile privé. Lors de sa déclaration de taxe, l’opérateur a sollicité la déduction de l’intégralité de la taxe ayant grevé la construction de l’immeuble, tout en déclarant une consommation personnelle imposable pour l’utilisation privative de son logement.
L’administration fiscale refusa cependant une déduction partielle de la taxe d’amont, au motif que l’utilisation du bâtiment pour des besoins privés constituait une consommation personnelle exonérée, assimilable à une location de bien immeuble. L’assujetti forma un recours, qui fut rejeté en première instance par le Finanzgericht. Saisi d’un pourvoi en « Revision », le Bundesfinanzhof a sursis à statuer afin de demander à la juridiction européenne si une telle interprétation était conforme au droit communautaire. La question soumise à la Cour consistait donc à déterminer si les dispositions de la sixième directive TVA s’opposent à ce qu’un État membre qualifie d’opération de location exonérée l’utilisation à des fins privées d’une partie d’un bâtiment entièrement affecté à une entreprise, excluant de ce fait le droit à déduction de la taxe d’amont correspondante.
À cette question, la Cour de justice a répondu par l’affirmative, considérant qu’une telle législation nationale est contraire aux objectifs de la directive. Elle juge que l’assujetti peut déduire la totalité de la taxe d’amont, à charge pour lui de soumettre l’utilisation privative à la taxe sur la valeur ajoutée. Cette solution, qui consacre une application rigoureuse du mécanisme de la taxation à soi-même (I), renforce la liberté de choix de l’assujetti tout en soulevant des interrogations au regard de la neutralité de la taxe (II).
I. L’affirmation du caractère taxable de l’utilisation privative du bien d’entreprise
La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation stricte des textes, en appliquant le régime général de la taxation des prélèvements pour les besoins privés de l’assujetti (A) et en refusant de l’assimiler à une opération de location immobilière qui, elle, est exonérée (B).
A. Le recours systématique au mécanisme de la prestation à soi-même
La juridiction européenne rappelle d’abord le mécanisme applicable lorsqu’un bien est utilisé à la fois pour des besoins professionnels et privés. Si l’assujetti fait le choix d’affecter la totalité d’un bien au patrimoine de son entreprise, il bénéficie en contrepartie d’un droit à déduction intégral et immédiat de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée en amont. Cette solution découle d’une jurisprudence constante qui permet de traiter comme des biens d’entreprise des biens d’investissement à usage mixte.
Toutefois, ce droit à déduction complet trouve son corollaire dans l’obligation de taxer l’utilisation du bien à des fins étrangères à l’entreprise. La Cour énonce clairement ce principe en indiquant que « lorsqu’un bien affecté à l’entreprise a ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA acquittée en amont, son utilisation pour les besoins privés de l’assujetti ou de son personnel ou à des fins étrangères à son entreprise est assimilée à une prestation de services effectuée à titre onéreux ». Cette taxation, prévue par l’article 6, paragraphe 2, de la sixième directive, a pour objectif d’assurer une parfaite égalité de traitement entre l’assujetti et un consommateur final, ce dernier ne pouvant déduire aucune taxe. En prélevant le bien pour son usage personnel, l’assujetti se comporte comme un consommateur final, justifiant que cette utilisation soit soumise à la taxe.
B. Le rejet de l’assimilation à une location immobilière exonérée
La Cour examine ensuite l’argument de l’administration nationale, qui consistait à traiter l’utilisation privative comme une opération de location exonérée en vertu de l’article 13, B, sous b), de la directive. Une telle qualification aurait pour effet de priver l’assujetti de son droit à déduction pour la partie du bien concernée, puisque les opérations exonérées n’ouvrent pas droit à déduction. La juridiction rejette cette analyse en s’appuyant sur le principe d’interprétation stricte des exonérations, celles-ci constituant des dérogations au principe général de taxation de toutes les prestations de services.
Elle juge que l’article 13 ne saurait être appliqué par analogie à une situation qu’il ne vise pas expressément. Pour définir la notion de location, la Cour rappelle ses éléments essentiels, à savoir que « la location de biens immeubles […] consiste en substance en ce que le propriétaire d’un immeuble cède au locataire, contre un loyer et pour une durée convenue, le droit d’occuper son bien et d’en exclure d’autres personnes ». Or, l’utilisation par un assujetti de son propre bien à des fins privées ne remplit manifestement pas ces conditions. Il n’existe ni contrat, ni versement d’un loyer, ni accord sur une durée de jouissance. L’opération ne peut donc relever de l’exonération applicable aux locations immobilières.
II. La consécration du droit d’option de l’assujetti et de la neutralité du système de TVA
Au-delà de l’explication technique, la décision renforce la liberté de l’opérateur économique dans la gestion de son patrimoine (A), tout en laissant apparaître une potentielle faille dans le système au regard du principe de neutralité (B).
A. La primauté reconnue au choix d’affectation patrimoniale de l’assujetti
Cet arrêt s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence qui accorde une place centrale au choix de l’assujetti. En effet, face à un bien à usage mixte, l’opérateur dispose de plusieurs options : il peut l’affecter entièrement à son patrimoine privé, l’intégrer totalement dans son patrimoine d’entreprise, ou ne l’y intégrer qu’à hauteur de son utilisation professionnelle. La présente décision confirme que le choix initial de l’assujetti d’affecter intégralement le bâtiment à son entreprise emporte des conséquences juridiques claires et prévisibles.
Ce choix initial détermine l’intégralité du régime de taxation qui s’ensuivra pendant toute la durée de vie du bien. En optant pour l’affectation totale à l’entreprise, l’assujetti s’ouvre un droit à déduction complet, mais accepte en contrepartie la taxation de son usage privatif. La Cour consacre ainsi la cohérence du système et la liberté de gestion de l’opérateur, qui peut arbitrer en fonction de ses intérêts entre les différentes options offertes par le droit de la taxe sur la valeur ajoutée. La solution retenue offre une sécurité juridique appréciable, en empêchant les administrations nationales de remettre en cause a posteriori le choix initial de l’assujetti par le biais d’une requalification.
B. Une clarification débattue au regard du principe de neutralité fiscale
L’argument le plus sérieux soulevé par le gouvernement allemand tenait à une possible rupture de la neutralité fiscale à long terme. Selon lui, taxer l’utilisation privée sur la base des dépenses engagées, notamment l’amortissement, ne permettrait pas de compenser l’avantage procuré par la déduction totale de la taxe d’amont si, à l’issue de la période de régularisation, le bien était revendu en exonération de taxe. Il pourrait en résulter une consommation finale partiellement non taxée, ce qui est contraire au principe de neutralité de la TVA.
La Cour écarte cet argument d’une manière qui peut paraître laconique, en affirmant que cette situation « est le résultat d’un choix délibéré du législateur communautaire ». Elle refuse ainsi de procéder à une interprétation extensive d’un texte pour corriger ce qui pourrait apparaître comme une imperfection du système. La Cour se cantonne à son rôle d’interprète du droit en vigueur et laisse au législateur le soin de corriger les éventuelles failles. Elle note d’ailleurs que la période de régularisation pour les biens immobiliers a été portée à vingt ans, ce qui démontre une prise de conscience du problème par le législateur et vise à mieux assurer la neutralité de la taxe sur la durée de vie économique des biens.