9ème – 10ème chambres réunies du Conseil d’État, le 7 mai 2025, n°488170

Par un arrêt en date du 7 mai 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les critères de qualification d’une « cession d’établissement » au sens des dispositions de l’article 1518 B du code général des impôts, relatives à la détermination de la valeur locative des immobilisations industrielles pour le calcul de la taxe foncière. En l’espèce, une société avait acquis un ensemble immobilier à usage industriel par un acte du 22 décembre 2017. L’administration fiscale, considérant cette opération comme une cession d’établissement, a appliqué un mécanisme de plafonnement de la valeur locative, conduisant à une augmentation des cotisations de taxe foncière pour les années 2018 à 2021. La société a contesté cette évaluation devant le tribunal administratif de Caen, soutenant que la simple acquisition de bâtiments ne pouvait caractériser une telle cession. Par un jugement du 10 juillet 2023, le tribunal a rejeté sa demande, retenant que la cession des bâtiments, le transfert du bail commercial y afférent et la poursuite d’une activité identique sur le site suffisaient à constituer une cession d’établissement. La société a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Il appartenait ainsi à la haute juridiction administrative de déterminer si la cession isolée d’un bien immobilier, sans transfert des autres moyens de production, peut être qualifiée de cession d’établissement au sens de l’article 1518 B du code général des impôts. Le Conseil d’État répond par la négative, annulant le jugement du tribunal administratif. Il juge qu’une telle qualification suppose que « l’ensemble des éléments mobiliers et immobiliers qui étaient nécessaires à l’exercice autonome de son activité ont été cédés à une même personne, en vue de la poursuite, avec ces moyens, d’une activité ». En se fondant sur la seule cession des locaux, le tribunal administratif a donc commis une erreur de droit. Le Conseil d’État affine ainsi la définition de la cession d’établissement en la conditionnant à un transfert global des moyens d’exploitation (I), une précision dont la portée renforce la sécurité juridique des transactions immobilières (II).

I. LA CONSÉCRATION D’UNE CONCEPTION STRICTE DE LA CESSION D’ÉTABLISSEMENT

Le Conseil d’État, pour censurer l’analyse des juges du fond, adopte une définition rigoureuse de la notion d’établissement, laquelle repose sur le critère de l’autonomie d’exploitation (A) et conduit à exclure la simple cession immobilière du dispositif fiscal contraignant (B).

A. Une définition fondée sur l’autonomie d’exploitation

La haute juridiction administrative établit un lien direct entre la notion d’établissement, telle que définie à l’article 310 HA de l’annexe II du code général des impôts, et les conditions d’application de l’article 1518 B du même code. L’établissement s’entend comme « toute installation utilisée par une entreprise en un lieu déterminé, ou d’une unité de production intégrée […] lorsqu’elle peut faire l’objet d’une exploitation autonome ». Le Conseil d’État en déduit logiquement que la cession d’un tel établissement ne peut être reconnue que si elle porte sur l’ensemble des moyens qui lui confèrent précisément cette capacité d’exploitation autonome.

C’est pourquoi la décision énonce clairement qu’un établissement doit être regardé comme cédé uniquement « lorsque l’ensemble des éléments mobiliers et immobiliers qui étaient nécessaires à l’exercice autonome de son activité ont été cédés à une même personne ». Cette approche s’attache à la réalité économique de l’entité transférée. Elle ne se contente pas de la transmission d’un actif immobilier, mais exige le transfert d’une unité de production viable et complète, apte à poursuivre une activité sans apport extérieur substantiel. La solution met donc l’accent sur la consistance de l’objet de la cession, qui doit être un outil de production fonctionnel dans sa globalité.

B. L’exclusion de la simple cession immobilière du champ d’application

En conséquence de cette définition exigeante, le Conseil d’État censure le raisonnement du tribunal administratif, qui s’était appuyé sur des indices jugés insuffisants. Les juges du fond avaient retenu la cession des bâtiments, le transfert du bail commercial et la poursuite d’une activité identique. Or, pour le juge de cassation, ces circonstances ne permettent pas, à elles seules, de conclure à une cession d’établissement. Il précise que « la cession de locaux nus, à l’exclusion des autres immobilisations corporelles, ne peut être regardée comme une cession d’établissement au sens de ces dispositions ».

Cette affirmation tranche nettement avec une appréciation qui se contenterait d’indices superficiels. Le simple fait que le cessionnaire poursuive une activité similaire à celle du cédant ne saurait suffire. Le critère déterminant réside dans la nature des actifs transmis. La cession doit porter sur l’intégralité des moyens de production, incluant non seulement les murs mais aussi les machines, les outils et les équipements qui rendaient l’exploitation autonome possible. La solution rappelle ainsi la distinction fondamentale entre la cession d’un actif isolé, même essentiel, et la transmission d’une branche complète d’activité.

II. LA PORTÉE D’UNE SOLUTION CLARIFICATRICE POUR LES OPÉRATIONS DE TRANSMISSION

En définissant de manière restrictive la notion de cession d’établissement, le Conseil d’État apporte une clarification bienvenue dont l’effet principal est de renforcer la sécurité juridique en matière fiscale (A), tout en incitant les opérateurs économiques à une plus grande rigueur dans la structuration de leurs opérations (B).

A. Le renforcement de la sécurité juridique en matière fiscale

La décision commentée offre aux contribuables une prévisibilité accrue quant à l’application de l’article 1518 B du code général des impôts. Ce texte, qui vise à neutraliser les effets d’opérations de restructuration destinées à minorer la base de la taxe foncière, ne peut être invoqué par l’administration que dans des conditions désormais bien délimitées. En exigeant la preuve du transfert d’un ensemble complet et autonome de moyens de production, le juge administratif limite le risque d’une interprétation extensive et subjective de la part de l’administration fiscale.

Cette solution protège les acquéreurs d’actifs immobiliers industriels contre une requalification de leur opération en cession d’établissement sur la seule base d’un faisceau d’indices. La règle posée est objective et se fonde sur la consistance de la transaction elle-même, plutôt que sur des circonstances postérieures ou étrangères à l’acte de cession. La sécurité juridique des cessions d’actifs immobiliers se trouve ainsi consolidée, car les parties peuvent désormais anticiper avec plus de certitude le régime fiscal applicable à leur transaction, en se fondant sur la nature des biens effectivement transférés.

B. Une incitation à la distinction entre cession d’actifs et cession d’entreprise

La portée de cet arrêt dépasse le seul cadre de la taxe foncière et invite les praticiens à une réflexion plus générale sur la distinction entre une cession d’actifs isolés et une cession d’entreprise. En liant la notion fiscale d’établissement à sa réalité économique d’unité de production autonome, le Conseil d’État aligne le droit fiscal sur une logique d’entreprise. Les opérateurs économiques sont ainsi incités à qualifier clairement la nature de leurs opérations dans les actes juridiques qu’ils rédigent.

Cette jurisprudence devrait conduire à une plus grande vigilance lors de la rédaction des contrats de cession portant sur des biens industriels. Pour éviter l’application du mécanisme de l’article 1518 B, les parties devront veiller à bien documenter que la cession se limite à des actifs immobiliers, sans emporter le transfert des autres éléments nécessaires à l’autonomie de l’exploitation. Inversement, lorsqu’une véritable cession de branche d’activité est envisagée, l’acte devra refléter le transfert de l’ensemble des moyens d’exploitation. La décision favorise ainsi une meilleure adéquation entre la volonté des parties, la réalité économique de l’opération et son traitement fiscal.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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