L’arrêt rendu par le Conseil d’État le 7 février 2025 offre un éclaircissement notable sur la répartition des compétences juridictionnelles en matière de dommages de travaux publics. En l’espèce, le propriétaire d’un immeuble avait subi un préjudice résultant de la dégradation de son bien, imputée à une fuite sur une canalisation du réseau public. Ce réseau, géré par un établissement public territorial, avait une nature mixte, assurant à la fois l’évacuation des eaux usées et celle des eaux pluviales. Le propriétaire a saisi le juge des référés du tribunal administratif d’une demande de provision indemnitaire. Par une ordonnance du 29 mars 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a rejeté sa demande en retenant l’incompétence de la juridiction administrative. Saisi en appel, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Paris a confirmé ce rejet par une ordonnance du 23 mai 2024. Un pourvoi en cassation a alors été formé par le propriétaire. Le problème de droit soumis à la Haute Juridiction administrative portait sur la détermination de l’ordre juridictionnel compétent pour connaître de l’action en responsabilité d’un usager, lorsque le dommage est causé par un ouvrage public relevant d’un service public présentant un caractère à la fois industriel et commercial et administratif. Le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge d’appel pour erreur de droit, mais, statuant sur le fond, rejette la requête en confirmant l’incompétence des juridictions administratives. Il juge que le litige se rattache à l’exécution du service public d’assainissement dont le requérant est usager, ce qui le lie par un contrat de droit privé à ce service et confère ainsi compétence aux juridictions judiciaires.
La solution retenue par le Conseil d’État réaffirme avec force le critère de la qualité de l’usager d’un service public industriel et commercial comme déterminant de la compétence judiciaire (I), tout en précisant la portée de ce principe dans le cadre complexe des réseaux publics à fonction duale (II).
I. La confirmation de la qualité d’usager comme clef de la compétence judiciaire
Le Conseil d’État censure d’abord le raisonnement erroné du juge d’appel (A) avant de procéder à une application orthodoxe de la théorie du bloc de compétence attaché aux litiges entre un service public industriel et commercial et ses usagers (B).
A. La censure d’une analyse juridictionnelle erronée
La Haute Juridiction annule l’ordonnance de la cour administrative d’appel de Paris en relevant une erreur de droit fondamentale. Le juge d’appel avait en effet écarté la nécessité de distinguer selon que la victime du dommage avait la qualité d’usager ou de tiers par rapport au réseau d’assainissement. Le Conseil d’État rappelle l’importance capitale de cette distinction en affirmant que le juge des référés a commis une erreur de droit « en jugeant qu’il n’y a pas lieu, pour déterminer la juridiction compétente pour connaître des litiges trouvant leur cause dans l’état d’une conduite d’un réseau d’assainissement, de tenir compte de la qualité d’usager ou de tiers par rapport à ce réseau de la victime ». Cette censure est essentielle, car elle rappelle que la nature du lien entre la victime et le service public est le critère premier de la répartition des compétences. Ignorer cette distinction revient à méconnaître la dualité des régimes applicables aux services publics, selon qu’ils agissent dans le cadre de rapports de droit privé avec leurs usagers ou dans celui de leurs prérogatives de puissance publique à l’égard des tiers. La décision du juge d’appel créait une insécurité juridique en suggérant qu’un seul critère, l’origine du dommage dans un ouvrage public, suffisait à déterminer la compétence, ce que le Conseil d’État réfute ici.
B. L’application orthodoxe du bloc de compétence judiciaire
Après avoir annulé l’ordonnance, le Conseil d’État, réglant l’affaire au fond, applique la solution jurisprudentielle classique. Il constate que le propriétaire est raccordé au réseau et qu’il est donc un usager du service public d’assainissement, lequel constitue un service public à caractère industriel et commercial. Conformément à une jurisprudence établie, les litiges nés des rapports entre un SPIC et ses usagers relèvent par principe de la compétence du juge judiciaire, car ces rapports sont régis par le droit privé. Le Conseil d’État énonce clairement que « dès lors que les préjudices allégués se rattachent à l’exécution du service public d’assainissement dont [le requérant] doit être regardé comme ayant la qualité d’usager, le litige objet de la demande de [celui-ci] relève de la compétence des juridictions judiciaires ». Cette solution est une réaffirmation du bloc de compétence judiciaire, peu important que la cause directe du dommage réside dans un défaut d’entretien ou de conception d’un ouvrage public. Ce qui prime n’est pas la nature de l’activité défaillante, mais bien la nature de la relation juridique entre les parties. La décision a le mérite de la clarté en confirmant que le statut d’usager d’un SPIC emporte une qualification globale du litige comme relevant du droit privé.
II. La portée de la solution face à la dualité fonctionnelle de l’ouvrage public
L’intérêt de la décision réside également dans la manière dont elle tranche la difficulté posée par la nature mixte du réseau (A), conférant à cette décision d’espèce une portée pédagogique certaine (B).
A. La primauté de la qualification de SPIC dans un réseau unitaire
L’ouvrage à l’origine du dommage était une canalisation d’un réseau unitaire, servant à la fois à l’assainissement des eaux usées, mission de SPIC, et à la gestion des eaux pluviales, mission de service public administratif. La question était donc de savoir quelle qualification devait l’emporter pour déterminer la juridiction compétente. Le Conseil d’État y répond de manière implicite mais certaine : dès lors que le dommage trouve son origine dans une canalisation « exploitée notamment dans le cadre du service public de l’assainissement » et que la victime est usager de ce service, c’est la qualification de SPIC qui prévaut. Le choix des mots, en particulier l’adverbe « notamment », indique que la Haute Juridiction a conscience de la dualité fonctionnelle de l’ouvrage. Toutefois, elle fait prévaloir le lien de droit qui unit la victime au service. Le requérant n’est pas un simple tiers subissant un dommage du fait de la gestion des eaux pluviales ; il est avant tout un usager bénéficiant d’une prestation contractuelle d’assainissement. Cette approche pragmatique évite une dissociation artificielle des fonctions de l’ouvrage et rattache le litige au rapport de service qui est au cœur de la demande indemnitaire.
B. Une décision d’espèce à la portée pédagogique
Bien que la solution ne constitue pas un revirement de jurisprudence, elle n’en demeure pas moins importante par sa portée clarificatrice. En cassant une décision de juge d’appel qui avait procédé à une simplification abusive, le Conseil d’État rappelle à l’ordre les juridictions du fond sur la méthode à suivre. Il ne s’agit pas d’un arrêt de principe énonçant une règle nouvelle, mais d’une décision qui réaffirme avec fermeté un principe existant dans un contexte factuel de plus en plus courant, celui des infrastructures publiques polyvalentes. La décision souligne que l’analyse ne doit pas s’arrêter à la matérialité de l’ouvrage public. Elle doit s’attacher à la nature juridique du service dont l’exécution est en cause et à la qualité de la victime. En ce sens, la décision est une illustration pédagogique de la grille d’analyse à employer pour le partage des compétences. Elle assure ainsi la prévisibilité et la cohérence du droit positif en confirmant que la logique contractuelle prévaut pour l’usager d’un SPIC, même lorsque le dommage est causé par un ouvrage public qui participe également à une mission de service public administratif.