Par un arrêt en date du 27 décembre 2024, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la régularité d’un jugement rendu par une juridiction administrative de première instance. En l’espèce, une société s’était vu octroyer un permis de construire par une autorité municipale pour un projet immobilier d’envergure, comprenant notamment la surélévation d’un immeuble et la construction d’un bâtiment neuf dans un arrondissement parisien. Des riverains, ainsi qu’une association de défense du patrimoine, ont formé un recours pour excès de pouvoir contre cette autorisation d’urbanisme devant le tribunal administratif de Paris. Par un jugement du 22 mai 2023, celui-ci a rejeté leur demande. Les requérants ont alors saisi le Conseil d’État d’un pourvoi en cassation, invoquant plusieurs moyens à l’encontre de cette décision. Ils soutenaient notamment que le jugement était entaché d’une irrégularité formelle, dès lors qu’ils avaient produit une note en délibéré qui n’avait pas été visée dans la décision des premiers juges. Le problème de droit qui se posait à la haute juridiction était donc de savoir si l’absence de visa d’une note en délibéré dans un jugement constituait une irrégularité de nature à justifier son annulation. Le Conseil d’État répond par l’affirmative, cassant le jugement du tribunal administratif pour ce seul motif de procédure. Il juge en effet que l’omission de cette mention vicie la décision et renvoie en conséquence l’affaire devant les mêmes juges du fond.
La solution, qui peut paraître formelle, rappelle l’attachement du juge administratif au respect des règles procédurales garantissant le débat contradictoire (I). Elle conduit toutefois à une annulation pour un motif purement procédural, dont la portée doit être mesurée au regard de l’office du juge de cassation (II).
I. La sanction rigoureuse d’une irrégularité procédurale
Le Conseil d’État fait une application stricte des textes régissant la forme des décisions de justice, consacrant ainsi l’importance de chaque pièce dans le processus délibératif.
A. L’application stricte du formalisme de l’article R. 741-2 du code de justice administrative
La décision commentée se fonde exclusivement sur les dispositions de l’article R. 741-2 du code de justice administrative, qui énumère les mentions devant obligatoirement figurer dans un jugement. Parmi celles-ci se trouve le visa des mémoires et observations produits par les parties, ainsi que la mention spécifique de la production d’une note en délibéré. Le juge de cassation constate que les requérants avaient bien produit une telle note, enregistrée au greffe avant la clôture définitive de l’instruction et la mise en délibéré de l’affaire.
Le Conseil d’État en tire une conséquence radicale et sans équivoque, en jugeant que « Faute d’avoir visé cette note, le jugement attaqué est entaché d’irrégularité ». Cette formule lapidaire illustre une jurisprudence constante qui ne laisse aux juges du fond aucune marge d’appréciation quant à l’importance relative des pièces soumises à leur examen. Le simple constat matériel de l’omission suffit à caractériser le vice de forme, sans qu’il soit nécessaire pour le demandeur au pourvoi de démontrer que cette omission a exercé une influence sur le sens de la décision rendue. Le formalisme procédural n’est donc pas une simple prescription formelle mais une condition substantielle de la validité du jugement.
B. La garantie du principe du contradictoire à travers la note en délibéré
Au-delà du seul formalisme, la solution réaffirme la place essentielle de la note en délibéré dans le déroulement du procès administratif. Cet écrit permet aux parties de répondre, après la clôture de l’instruction et l’audience publique, aux nouveaux éléments qui y seraient apparus, notamment les conclusions du rapporteur public. Elle constitue ainsi l’ultime expression du principe du contradictoire, lequel irrigue l’ensemble de la procédure contentieuse et garantit un procès équitable.
En exigeant que le jugement vise expressément cette note, le Conseil d’État s’assure que le juge a, a minima, pris connaissance de l’argumentaire qu’elle contient avant de forger sa conviction. Le visa agit comme une preuve formelle que le débat s’est poursuivi jusqu’à son terme et que toutes les pièces régulièrement versées au dossier ont été intégrées à la matière litigieuse soumise au délibéré des magistrats. Sanctionner son absence revient donc à protéger les droits des parties et à renforcer la transparence du processus décisionnel juridictionnel.
II. Une cassation à la portée pédagogique mais à l’effet limité
En se limitant au seul vice de forme pour annuler le jugement, le Conseil d’État adopte une posture classique de juge de la régularité, dont la décision présente un caractère principalement réaffirmateur.
A. Une annulation procédurale différant l’examen du litige au fond
La haute juridiction précise qu’elle statue « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi ». Cette approche témoigne d’une économie de moyens dans l’exercice de son office de cassation. Dès lors qu’un moyen fondé sur une irrégularité externe est accueilli, il devient inutile d’examiner les moyens de fond relatifs à la légalité du permis de construire contesté. Si cette méthode est empreinte de pragmatisme pour le juge de cassation, elle a pour conséquence de ne pas trancher le cœur du litige.
Les parties se trouvent ainsi renvoyées devant la même juridiction de première instance pour que leur affaire soit à nouveau jugée. Cette solution prolonge la durée de la procédure et l’incertitude juridique qui pèse sur le projet de construction, alors même que le débat sur la légalité du permis de construire reste entier. Le bénéfice de la cassation est donc immédiat sur le plan procédural pour les requérants, mais il ne préjuge en rien de l’issue finale de leur contestation sur le fond du droit de l’urbanisme.
B. Une décision d’espèce, illustration d’une jurisprudence établie
La présente décision ne constitue pas un revirement de jurisprudence ni même un arrêt de principe énonçant une règle nouvelle. Elle s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence bien établie qui sanctionne avec constance les manquements des juges du fond aux règles de présentation formelle des jugements. La solution retenue est donc avant tout une décision d’espèce, dont la portée est moins de faire évoluer le droit que de rappeler avec fermeté une exigence procédurale fondamentale.
Son influence est ainsi principalement pédagogique, s’adressant aux juridictions inférieures pour les inciter à une vigilance accrue dans la rédaction de leurs décisions. Elle réaffirme que le respect scrupuleux des formes est la première garantie d’une bonne justice et que nulle considération, pas même l’encombrement des prétoires ou l’apparente simplicité d’une affaire, ne saurait justifier qu’il y soit dérogé. La portée de l’arrêt est donc moins normative que régulatrice, assurant l’homogénéité et la qualité des décisions rendues sur l’ensemble du territoire.