L’intervention d’une décision administrative illégale obligeant un propriétaire à effectuer des travaux sur son bien soulève la question de l’étendue de la réparation du préjudice qui en résulte. Par un arrêt en date du 19 juin 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur cette problématique. En l’espèce, le maire d’une commune avait, par un arrêté du 18 septembre 2019, enjoint à un propriétaire de réaliser des travaux sur le pignon d’un de ses immeubles. Le propriétaire s’est exécuté avant de rechercher la responsabilité de la commune en raison de l’illégalité de cet arrêté, afin d’obtenir le remboursement des sommes exposées pour ces travaux. Par un jugement du 3 novembre 2022, le tribunal administratif de Rouen a reconnu l’illégalité de l’arrêté de péril et a condamné la commune à indemniser intégralement le requérant pour le coût des travaux. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Douai, par une décision du 21 décembre 2023, a infirmé ce jugement en limitant l’indemnisation à la moitié des frais engagés. Les juges du fond ont estimé que les travaux, bien qu’imposés illégalement, étaient nécessaires à la conservation de l’immeuble et lui avaient apporté une amélioration. Le propriétaire a alors formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. La question de droit qui se posait au Conseil d’État était donc de savoir si l’utilité des travaux pour la conservation d’un bien et l’amélioration qui en découle peuvent justifier une réduction de l’indemnité due au propriétaire contraint de les réaliser par une décision administrative illégale. La Haute Juridiction administrative a répondu par la négative, cassant l’arrêt d’appel pour insuffisance de motivation. Elle a jugé que « la circonstance que son immeuble ait pu bénéficier d’une certaine amélioration du fait de ces travaux n’était pas de nature à faire obstacle à ce qu’il soit indemnisé de l’obligation de les faire réaliser sans motif légal ». Cette solution rappelle fermement le principe de la réparation intégrale du préjudice découlant d’une illégalité fautive (I), tout en censurant une appréciation réductrice de l’indemnisation fondée sur un prétendu enrichissement du propriétaire (II).
I. La réaffirmation du principe de réparation intégrale du préjudice
La décision du Conseil d’État s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence constante relative à la responsabilité administrative, en consacrant le droit à une indemnisation complète du préjudice né d’une faute de l’administration (A) et en écartant la prise en compte d’un bénéfice collatéral pour en limiter le montant (B).
A. Le lien de causalité direct entre la faute et le préjudice
Le fondement de la responsabilité administrative repose sur la réunion de trois conditions : une faute, un préjudice et un lien de causalité direct entre les deux. En l’espèce, l’illégalité de l’arrêté de péril constituait la faute de la commune. Le préjudice subi par le propriétaire était matériel et certain, correspondant aux dépenses qu’il a dû engager pour se conformer à l’injonction de l’administration, soit une somme de 4 624,49 euros. Le Conseil d’État constate que le propriétaire « n’aurait pas été tenu de les réaliser sans l’intervention de l’arrêté ». Ce faisant, il établit sans équivoque le lien de causalité direct entre l’acte illégal et la dépense subie. Le préjudice réparable est donc la conséquence directe et nécessaire de la faute commise par la commune. La Haute Juridiction refuse ainsi toute forme d’exonération, même partielle, de la responsabilité de la personne publique, dès lors que l’obligation de réaliser les travaux découle exclusivement de la décision administrative illégale. En jugeant ainsi, le Conseil d’État rappelle que le fait générateur du dommage est bien l’édiction de l’acte illégal, et non l’état antérieur de l’immeuble, qui ne devient un enjeu que par la volonté de l’administration.
B. L’indifférence de l’utilité des travaux face à l’obligation illégale
La cour administrative d’appel avait réduit de moitié l’indemnisation en se fondant sur la nécessité des travaux pour la conservation de l’immeuble et l’amélioration qui en résultait pour le propriétaire. Le Conseil d’État censure ce raisonnement en le qualifiant d’insuffisamment motivé. Il considère que l’utilité potentielle des travaux pour le propriétaire est sans incidence sur son droit à réparation, dès lors que ces travaux lui ont été imposés sans base légale. La circonstance que l’immeuble « ait pu bénéficier d’une certaine amélioration » ne saurait faire obstacle à l’indemnisation. Cette position est essentielle, car elle souligne que le préjudice ne réside pas dans une éventuelle dégradation du patrimoine de la victime, mais bien dans la dépense contrainte et forcée qu’elle a dû supporter. Le dommage est constitué par le décaissement financier imposé par l’administration, indépendamment de la contrepartie matérielle que ces travaux peuvent représenter pour l’immeuble. La liberté de gestion du propriétaire est ainsi au cœur du raisonnement : ce n’est pas à l’administration d’imposer illégalement des travaux, même utiles, puis de se prévaloir de cette utilité pour s’exonérer de sa responsabilité.
II. La censure d’une analyse fondée sur un enrichissement sans cause
Le Conseil d’État, en cassant l’arrêt de la cour administrative d’appel, rejette implicitement l’application de la théorie de l’enrichissement sans cause (A), réaffirmant ainsi une orthodoxie juridique protectrice des droits des administrés (B).
A. Le rejet d’une appréciation souveraine insuffisamment étayée
En jugeant que l’indemnisation devait être limitée de moitié, la cour administrative d’appel a procédé à une appréciation qui s’apparente à une compensation entre la dépense subie par le propriétaire et l’avantage qu’il aurait retiré des travaux. Ce faisant, elle a sous-entendu qu’une indemnisation intégrale conduirait à un enrichissement injustifié du propriétaire. Le Conseil d’État censure cette approche en relevant qu’il « n’était ni établi ni même allégué que ces travaux aient effectivement apporté une plus-value à l’immeuble ». Par cette précision, la Haute Juridiction souligne la fragilité de la motivation des juges du fond. Pour limiter une indemnisation, il ne suffit pas de postuler une amélioration de l’immeuble ; encore faut-il en démontrer la réalité et la consistance économique. En l’absence de toute preuve d’une plus-value effective, la réduction de l’indemnité apparaît comme une décision arbitraire, que les juges de cassation ne pouvaient que sanctionner. Le contrôle de la motivation permet ici de garantir que la réparation du préjudice ne soit pas diminuée sur la base de simples conjectures.
B. La portée de la solution : une confirmation de la primauté de la légalité
Au-delà de la question de la preuve, cette décision revêt une portée de principe en matière de responsabilité administrative. Elle confirme que l’administration ne peut se prévaloir des conséquences, même bénéfiques, d’une situation qu’elle a elle-même créée illégalement. Permettre une réduction de l’indemnité au motif que les travaux étaient utiles reviendrait à légitimer a posteriori une partie des effets d’un acte illégal. Le Conseil d’État refuse cette logique et réaffirme que la réparation doit replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si la faute n’avait pas été commise. En l’absence de l’arrêté illégal, le propriétaire n’aurait pas engagé cette dépense à ce moment-là, et son droit à indemnisation doit donc être total. Cette décision n’est pas un revirement de jurisprudence, mais bien une confirmation rigoureuse du principe de réparation intégrale. Elle constitue un rappel important pour les juridictions du fond de ne pas se laisser guider par une appréciation de l’équité qui viendrait amoindrir la portée de la sanction d’une illégalité commise par l’administration. La solution garantit ainsi la pleine effectivité du principe de légalité et la protection du droit de propriété.