5ème chambre du Conseil d’État, le 14 février 2025, n°488054

Par un arrêt en date du 14 février 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de maintien du bénéfice de l’allocation de logement familiale en cas de renégociation d’un prêt immobilier intervenue après la suppression de cette aide pour les nouveaux accédants. En l’espèce, un allocataire, bénéficiant de cette prestation au titre d’un prêt souscrit en 2014, avait contracté un nouvel emprunt en 2019 afin de rembourser par anticipation le premier et de financer le versement d’une soulte consécutive à son divorce. La caisse d’allocations familiales avait alors mis fin au versement de l’aide et réclamé un indu, estimant que le second prêt, signé postérieurement au 1er janvier 2018, n’ouvrait plus droit à l’allocation. Saisi d’un recours contre la décision de la caisse, le tribunal administratif de Dijon, par un jugement du 11 juillet 2023, a rejeté la demande de l’allocataire en retenant une application littérale des nouvelles dispositions. Le requérant a donc formé un pourvoi en cassation. Il s’agissait de déterminer si la souscription d’un nouveau prêt immobilier après le 1er janvier 2018, destiné à se substituer à un prêt antérieur éligible à l’allocation de logement familiale pour financer la même opération d’accession à la propriété, entraînait la perte du droit à cette prestation. Le Conseil d’État répond par la négative et casse le jugement du tribunal administratif. Il juge que le magistrat a commis une erreur de droit en ne recherchant pas si le nouveau prêt assurait la continuité du financement de l’acquisition du même bien. Par une interprétation finaliste de la loi, la Haute juridiction consacre ainsi la permanence de l’opération de financement (I), affirmant une solution protectrice de la situation des allocataires (II).

I. La consécration de la continuité de l’opération de financement

Le Conseil d’État écarte une lecture formaliste des textes pour privilégier une approche substantielle fondée sur l’intention du législateur. Il rejette ainsi une interprétation strictement littérale de la loi (A) au profit d’une interprétation téléologique qui préserve les droits existants (B).

A. Le rejet d’une interprétation littérale de la réforme

La caisse d’allocations familiales et, à sa suite, le tribunal administratif de Dijon avaient adopté une position rigoureuse, fondée sur la lettre de l’article 126 de la loi de finances pour 2018. Ces dispositions, désormais codifiées à l’article L. 841-4 du code de la construction et de l’habitation, prévoient qu’« aucune allocation de logement n’est due pour les prêts permettant d’accéder à la propriété de l’habitation signés après le 31 décembre 2017 ». En l’espèce, le second prêt immobilier ayant été formellement conclu le 17 juillet 2019, il tombait, selon cette analyse, indiscutablement sous le coup de l’exclusion. Une telle lecture, si elle présentait une apparente simplicité, conduisait cependant à ignorer la finalité de l’opération économique et la situation particulière de l’allocataire.

Le Conseil d’État censure cette démarche en considérant qu’elle aboutit à une erreur de droit. En effet, s’en tenir à la seule date de signature du nouveau contrat de prêt revenait à assimiler la situation d’un allocataire renégociant son crédit à celle d’un primo-accédant, ce que le législateur n’avait pas envisagé. La Haute juridiction refuse de s’arrêter à l’apparence formelle de la conclusion d’un nouveau contrat pour analyser la réalité et la continuité de l’opération d’accession à la propriété. Cette approche la conduit à rechercher la véritable intention qui a présidé à l’adoption de la réforme.

B. La primauté de l’interprétation téléologique de la loi

Pour écarter l’analyse des premiers juges, le Conseil d’État s’attache à l’esprit de la loi. Il rappelle que l’objectif du législateur de 2018 était double. Il s’agissait, d’une part, de « fermer l’accès au versement de l’allocation de logement familiale aux propriétaires-accédants à compter du 1er janvier 2018 » pour l’avenir. D’autre part, il convenait de « maintenir […] le bénéfice de cette allocation aux bénéficiaires ayant souscrit un prêt permettant d’accéder à la propriété de leur logement avant l’entrée en vigueur de ces dispositions ». C’est donc un principe de sauvegarde des situations constituées qui a guidé le législateur.

Fort de ce constat, le juge administratif suprême estime que le critère pertinent n’est pas la date de signature d’un acte de prêt isolé, mais la continuité de l’opération de financement initialement éligible. Il juge ainsi que le tribunal aurait dû vérifier si le nouveau prêt ne visait pas simplement à « prendre sans solution de continuité, en vue de poursuivre le financement de l’acquisition du logement qui était le sien, le relais d’un prêt consenti antérieurement ». En liant le maintien du droit à la permanence de l’opération d’accession à la propriété, le Conseil d’État donne son plein effet à l’intention du législateur de ne pas pénaliser les situations en cours.

Cette solution, fondée sur une analyse substantielle de la situation, emporte des conséquences significatives en termes de sécurité juridique pour les allocataires. Elle affirme une solution pragmatique et protectrice de leurs droits acquis.

II. L’affirmation d’une solution protectrice des droits des allocataires

En faisant prévaloir la substance sur la forme, la décision commentée renforce la sécurité juridique des bénéficiaires de l’allocation (A). Elle dessine par ailleurs les contours d’une solution dont la portée, bien que liée aux faits de l’espèce, est potentiellement large (B).

A. Une décision garante de la sécurité juridique

La solution retenue par le Conseil d’État est d’abord une mesure de bon sens et d’équité. Elle évite de faire peser sur les allocataires les conséquences d’événements personnels, comme un divorce, ou de choix de gestion financière, comme une renégociation de prêt, qui ne modifient pas l’objet même du financement. Une solution contraire aurait créé une précarité injustifiée pour des ménages qui continuent de supporter la charge d’un emprunt pour l’acquisition de leur résidence principale, opération que le législateur avait initialement entendu soutenir.

En consacrant la continuité de l’opération, l’arrêt assure la prévisibilité du droit et protège la confiance légitime des allocataires dans la stabilité de leur situation. Il est en effet constant que les bénéficiaires de prêts immobiliers peuvent être amenés à les restructurer pour diverses raisons, sans pour autant remettre en cause leur projet d’accession à la propriété. La décision aligne ainsi le traitement administratif de leur dossier sur la réalité économique de leur situation. Elle constitue un rappel que les droits sociaux, une fois ouverts, ne sauraient être remis en cause par des modifications purement formelles qui n’altèrent pas les conditions de fond de leur octroi.

B. Une portée potentiellement étendue au-delà du cas d’espèce

Bien que rendue dans une affaire présentant des circonstances particulières, notamment le rachat d’une soulte, la portée de la décision dépasse ce seul cadre. Le principe dégagé par le Conseil d’État semble transposable à toute situation de substitution ou de renégociation de prêt immobilier, dès lors que le financement conserve le même objet. La formule générale employée, visant le prêt qui prend « le relais d’un prêt consenti antérieurement », suggère une application large. Pourraient ainsi être concernés les rachats de crédits par un autre établissement bancaire en vue d’obtenir un taux plus favorable ou les regroupements de prêts incluant le crédit immobilier initial.

Cette décision, si elle ne constitue pas un revirement, est un arrêt de précision important. Il clarifie un point d’application de la réforme de 2018 qui pouvait donner lieu à des interprétations divergentes de la part des caisses d’allocations familiales. En ce sens, elle a une valeur pédagogique et unificatrice. En définissant un critère clair, celui de la continuité de l’opération de financement, le Conseil d’État fournit une ligne directrice stable pour le traitement des dossiers similaires et prévient de futurs contentieux. La solution s’inscrit dans une logique pragmatique de protection des droits des administrés face à la complexité des réformes successives des aides au logement.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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