5ème chambre du Conseil d’État, le 14 février 2025, n°475847

L’arrêt rendu par le Conseil d’État le 14 février 2025 illustre avec clarté la temporalité à laquelle l’administration doit se tenir pour apprécier la légalité d’une demande soumise à son autorisation. En l’espèce, une exploitation agricole a sollicité l’autorisation d’exploiter une surface de près de dix-huit hectares. Par un arrêté du 18 novembre 2019, le préfet de la région Grand-Est a rejeté cette demande, au motif que l’opération aurait pour conséquence de réduire la superficie d’une autre exploitation en deçà du seuil de viabilité fixé par le schéma directeur régional. La société demanderesse a alors saisi le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’un recours pour excès de pouvoir, lequel a été rejeté par un jugement du 25 février 2021. Saisie en appel par la société requérante, la cour administrative d’appel de Nancy, dans un arrêt du 9 mai 2023, a annulé ce jugement ainsi que la décision préfectorale. Elle a estimé que le préfet aurait dû tenir compte de certaines évolutions futures et suffisamment certaines de la situation de l’exploitation tierce, qui auraient compensé la perte de surface. Le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Se posait donc au Conseil d’État la question de savoir si l’autorité administrative, pour apprécier les conséquences d’une autorisation d’exploiter, peut se fonder sur des faits futurs, bien que jugés probables, mais non encore constitués à la date de sa décision. La Haute Juridiction administrative répond par la négative, cassant l’arrêt de la cour administrative d’appel. Elle juge que l’autorité préfectorale doit statuer « en considération des seuls éléments de droit et de fait qui prévalent à la date de sa décision », et que la cour a commis une erreur de droit en se fondant sur des événements au caractère hypothétique à cette date.

La décision du Conseil d’État, en censurant l’analyse prospective des juges du fond, réaffirme avec force le principe de l’appréciation des faits à la date de l’acte administratif (I). Cette solution, qui constitue un rappel orthodoxe, consacre la prééminence de la sécurité juridique dans le cadre du contrôle des structures agricoles (II).

I. La réaffirmation du principe de l’appréciation des faits à la date de l’acte

Le Conseil d’État censure la méthode d’analyse retenue par la cour administrative d’appel, qui consistait à intégrer des éléments futurs dans son appréciation (A), pour rappeler fermement la règle selon laquelle l’administration doit se prononcer au vu des seules circonstances de fait et de droit existant à la date où elle statue (B).

A. La censure d’une analyse prospective des juges du fond

La cour administrative d’appel de Nancy avait jugé que le préfet avait commis une erreur d’appréciation en ne prenant pas en considération « des évolutions suffisamment certaines, à la date de l’arrêté litigieux, que devait subir à brève échéance l’exploitation » du preneur en place. En d’autres termes, les juges d’appel avaient estimé que le caractère prétendument certain d’un agrandissement futur de l’exploitation tierce devait être intégré à l’analyse de la viabilité de cette dernière. Cette approche revient à permettre à l’administration, et au juge après elle, de se livrer à des conjectures sur l’avenir pour apprécier la légalité d’une décision au jour où elle est prise.

Le Conseil d’État rejette catégoriquement ce raisonnement. Il souligne que la cour a elle-même constaté que l’obtention d’un bail supplémentaire par l’exploitation tierce « présentait seulement un caractère hypothétique à la date de la décision du préfet ». En qualifiant d’erreur de droit le fait d’avoir néanmoins tenu compte de cet élément futur, la Haute Juridiction refuse que la légalité d’un acte administratif puisse dépendre de la réalisation d’événements aléatoires. La censure est donc nette : l’anticipation de faits non avérés ne peut servir de fondement à une décision de justice, même si ces faits paraissent probables.

B. Le rappel de l’appréciation au jour de la décision

En cassant l’arrêt d’appel, le Conseil d’État réitère un principe fondamental du contentieux administratif. L’administration doit fonder sa décision sur les éléments factuels et juridiques existants au moment où elle se prononce. Ce principe cardinal assure que la décision administrative est une application du droit à une situation donnée et non un pari sur l’avenir. Il garantit que l’administré connaît la base sur laquelle sa demande sera évaluée.

Dans le cas présent, la Haute Juridiction rappelle que la cour d’appel « a méconnu le principe selon lequel l’autorité préfectorale, saisie d’une demande d’autorisation d’exploiter des terres, statue en considération des seuls éléments de droit et de fait qui prévalent à la date de sa décision ». Cette règle impose à l’autorité compétente un examen rigoureux de la situation à un instant précis, excluant toute forme de spéculation. La solution n’est pas nouvelle, mais sa réaffirmation dans le contexte du contrôle des structures agricoles souligne sa portée générale et son caractère impératif pour l’ensemble de l’action administrative.

II. La consécration de la sécurité juridique dans le contrôle des structures

Cette décision, au-delà du cas d’espèce, renforce la sécurité juridique en prémunissant l’action administrative contre l’arbitraire (A). Sa portée doit cependant être appréciée avec mesure, s’agissant d’une solution classique qui vient avant tout discipliner la pratique administrative et juridictionnelle (B).

A. Une garantie contre l’aléa dans la décision administrative

En obligeant l’administration à s’en tenir aux faits établis, le Conseil d’État prévient le risque de décisions fondées sur des supputations. Permettre la prise en compte de faits futurs, même jugés « suffisamment certains », ouvrirait la porte à une appréciation subjective et potentiellement arbitraire. Qu’est-ce, en effet, qu’une évolution « suffisamment certaine » ? La frontière avec l’hypothèse pure est ténue et son appréciation pourrait varier d’un décideur à l’autre.

Le principe rappelé ici est donc une garantie essentielle pour les administrés. Il assure que les décisions sont prises sur des bases objectives et vérifiables par tous, y compris par le juge de l’excès de pouvoir. En refusant d’entériner une appréciation prospective, le Conseil d’État confirme que la stabilité des situations juridiques et la prévisibilité des décisions administratives l’emportent sur la prise en compte d’évolutions incertaines. Il s’agit d’une manifestation claire de l’exigence de sécurité juridique qui innerve le droit public.

B. La portée mesurée d’une solution de principe

Si la solution est d’une grande importance pour la sécurité juridique, sa portée en tant que revirement ou innovation jurisprudentielle est limitée. Le Conseil d’État ne fait que rappeler une règle bien établie, ce qui suggère que l’arrêt de la cour administrative d’appel constituait une déviation notable par rapport à une jurisprudence constante. La décision commentée se présente donc davantage comme un arrêt de règlement rappelant les juges du fond à une application orthodoxe du droit, plutôt que comme un arrêt de principe énonçant une règle nouvelle.

L’intérêt de la décision réside principalement dans sa fonction pédagogique. Elle clarifie pour les préfectures, chargées d’appliquer le droit complexe du contrôle des structures agricoles, les limites temporelles de leur pouvoir d’appréciation. En cela, cet arrêt est une décision d’espèce dont la solution est justifiée par les circonstances particulières de l’affaire, mais dont la motivation réaffirme un principe essentiel de l’action administrative. Il ne modifie pas l’état du droit positif, mais en assure la correcte application, garantissant ainsi son uniformité et sa cohérence.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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