L’annulation d’un document d’urbanisme soulève d’importantes questions quant au sort des autorisations d’occupation du sol délivrées sous son empire. Par une décision du 5 mars 2025, le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser les conditions dans lesquelles un requérant peut utilement se prévaloir de l’illégalité d’un plan local d’urbanisme pour contester une telle autorisation. En l’espèce, un maire n’avait pas formulé d’opposition à une déclaration préalable portant sur la division d’une parcelle en vue de construire. Une société voisine a alors formé un recours pour excès de pouvoir contre cette décision de non-opposition. Saisi du litige, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande par un jugement du 19 mai 2022. Sur appel de la société, la cour administrative d’appel de Lyon, par un arrêt du 19 mars 2024, a annulé ce jugement mais a néanmoins rejeté la demande initiale de la société. Les juges du fond ont en effet estimé que si l’exception d’illégalité du plan local d’urbanisme était fondée, le moyen n’était pas opérant. Ils ont relevé que la société requérante ne contestait pas la légalité du classement de la parcelle dans le plan d’occupation des sols antérieur, remis en vigueur du fait de cette illégalité. La société a donc formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Il appartenait ainsi au Conseil d’État de déterminer si un requérant, qui soulève l’illégalité d’un document d’urbanisme, doit, pour que son moyen soit utile, contester la légalité des dispositions du document antérieur remis en vigueur ou simplement soutenir que l’autorisation attaquée méconnaît ces dernières. La Haute Juridiction administrative censure l’analyse des juges d’appel, estimant qu’ils ont commis une erreur de droit. Elle affirme qu’il suffit pour le requérant de soutenir que l’autorisation litigieuse méconnaît les dispositions pertinentes du document d’urbanisme antérieur, sans qu’il soit nécessaire pour lui de contester la légalité même de ces dispositions.
La décision commentée permet ainsi de clarifier les exigences procédurales pesant sur le requérant qui entend se prévaloir de l’illégalité d’un document d’urbanisme (I), ce qui a pour effet de garantir l’effectivité de ce mécanisme de contrôle de légalité (II).
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I. La clarification des conditions de l’exception d’illégalité
Le Conseil d’État précise la charge argumentative qui pèse sur le requérant en rappelant d’abord le mécanisme de remise en vigueur de la norme d’urbanisme antérieure (A), pour ensuite définir l’articulation des moyens que le requérant doit présenter (B).
A. Le rappel du mécanisme de neutralisation et de remise en vigueur
La Haute Juridiction prend soin de rappeler le cadre juridique applicable en cas d’annulation d’un document de planification urbaine. Conformément à l’article L. 600-12 du code de l’urbanisme, l’annulation d’un plan local d’urbanisme a pour effet de remettre en vigueur le document qui lui était immédiatement antérieur. Ce principe assure la continuité des règles d’urbanisme applicables sur le territoire communal, évitant ainsi un vide juridique qui paralyserait tout projet de construction. Cependant, l’article L. 600-12-1 du même code introduit une exception importante, dite de « neutralisation », visant à sécuriser les autorisations déjà délivrées. Celles-ci ne sont pas affectées par l’annulation du document si le motif d’illégalité est « étranger aux règles d’urbanisme applicables au projet ».
Le Conseil d’État réitère sa jurisprudence sur l’interprétation de cette notion. Il juge qu’un vice de légalité externe est en principe étranger aux règles applicables au projet, sauf s’il a exercé une influence directe sur celles-ci. Inversement, un vice de légalité interne, qui touche à la substance même de la règle, n’est pas considéré comme étranger, sauf s’il concerne des dispositions qui ne s’appliquent pas au projet en cause. Dans l’affaire soumise, l’illégalité tenait au classement de la parcelle, ce qui constitue un vice de légalité interne affectant directement les règles applicables au projet. Par conséquent, la neutralisation était écartée, et les dispositions du plan d’occupation des sols antérieur relatives à la zone concernée étaient remises en vigueur.
B. La définition de la charge argumentative du requérant
Le cœur de l’apport de cette décision réside dans la précision apportée au cinquième considérant. Le Conseil d’État énonce que « le moyen tiré de l’exception d’illégalité du document local d’urbanisme (…) ne peut être utilement soulevé que si le requérant soutient également que cette autorisation méconnaît les dispositions pertinentes ainsi remises en vigueur ». Cette formulation clarifie ce qui est attendu du justiciable. Il ne lui est pas demandé de former un nouveau recours ou de soulever une nouvelle exception d’illégalité à l’encontre du document antérieur redevenu applicable. La condition de recevabilité de son moyen initial est simplement qu’il complète son argumentation.
Le requérant doit ainsi construire un raisonnement en deux temps. D’une part, il doit démontrer l’illégalité du document d’urbanisme en vigueur au moment de la délivrance de l’autorisation et établir que cette illégalité n’est pas étrangère aux règles applicables à son projet. D’autre part, il doit soutenir, dans les mêmes écritures, que le projet contesté contrevient aux règles du document antérieur remis en vigueur. La charge de la preuve n’est donc pas alourdie d’une nouvelle contestation de norme, mais orientée vers une démonstration de l’incompatibilité du projet avec les seules règles applicables, qu’elles proviennent du document nouveau ou de l’ancien.
Cette clarification procédurale n’est pas seulement technique ; elle a une incidence directe sur l’office du juge et la protection des droits des justiciables, en renforçant la portée du contrôle exercé par la voie de l’exception.
II. Le renforcement de l’effectivité du contrôle par la voie de l’exception
En censurant la lecture restrictive des juges du fond (A), le Conseil d’État assure une meilleure protection des justiciables et donne sa pleine portée à l’exception d’illégalité (B).
A. La censure d’une exigence procédurale excessive
La cour administrative d’appel de Lyon avait rejeté la demande au motif que la société requérante, tout en obtenant gain de cause sur l’illégalité du classement de la parcelle en zone Ud du plan local d’urbanisme, ne contestait pas la légalité du classement antérieur en zone NAc du plan d’occupation des sols. En agissant de la sorte, les juges du fond ont ajouté à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas. Ils ont transformé une exigence d’argumentation en une obligation de contestation. Selon leur raisonnement, l’argumentation n’était « utilement soulevée » que si le requérant engageait un second front contentieux contre la norme remise en vigueur.
Le Conseil d’État qualifie cette démarche d’ »erreur de droit ». Il rappelle que l’objet du litige reste l’autorisation d’urbanisme, et non la légalité successive des documents de planification qui lui servent de base. Exiger du requérant qu’il remette en cause la légalité du document antérieur reviendrait à le contraindre à un détour procédural complexe et non justifié, et potentiellement à soulever des moyens qui n’ont pas de lien direct avec la non-conformité du projet qu’il dénonce. La censure est donc logique et bienvenue, car elle empêche une neutralisation de fait de l’exception d’illégalité par un excès de formalisme.
B. La portée de la solution : une garantie pour le justiciable
En pratique, la solution retenue par le Conseil d’État simplifie la tâche du requérant et renforce l’utilité de l’exception d’illégalité. Désormais, il est clairement établi qu’un justiciable peut, dans un même mouvement, faire constater l’illégalité d’une règle d’urbanisme et obtenir l’annulation d’une autorisation qui, en conséquence, se trouve dépourvue de base légale au regard de la norme substituée. Cela évite que des autorisations manifestement contraires à des règles d’urbanisme plus anciennes et redevenues applicables ne soient indûment validées par le seul jeu d’une exigence procédurale trop rigide.
Cette décision s’inscrit dans une logique de pragmatisme et de protection effective des droits. Elle garantit que l’exception d’illégalité demeure un instrument efficace permettant de contrôler la légalité des actes administratifs individuels au regard de la norme supérieure qui les fonde. En se concentrant sur la compatibilité du projet avec les règles applicables, quelles qu’elles soient, le Conseil d’État assure que le débat contentieux porte sur le fond du droit et non sur des artifices de procédure. La portée de cet arrêt est donc de consolider la sécurité juridique pour tous les acteurs, en assurant qu’une autorisation de construire ne puisse survivre à l’annulation de la norme qui la permettait que dans les strictes limites prévues par le législateur.