1ère – 4ème chambres réunies du Conseil d’État, le 7 mars 2025, n°490933

Par un arrêt en date du 7 mars 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir formé par un propriétaire indivis à l’encontre d’une décision de préemption. Cette décision vient préciser les contours de l’intérêt à agir dans le cadre particulier d’une propriété démembrée confrontée à un acte de puissance publique.

En l’espèce, une société d’économie mixte avait exercé son droit de préemption urbain sur plusieurs lots de copropriété détenus en indivision. L’un des coindivisaires, agissant seul, a saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande d’annulation de cette décision. Sa requête fut rejetée par un jugement du 20 mai 2022, solution confirmée par la cour administrative d’appel de Paris le 16 novembre 2023, au motif que le requérant ne disposait pas de la qualité pour agir sans le consentement des autres indivisaires. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’État devait donc déterminer si un propriétaire indivis justifie, du seul fait de sa qualité, d’un intérêt lui donnant qualité pour contester individuellement une décision administrative de préemption.

La Haute Juridiction administrative répond par l’affirmative et casse l’arrêt de la cour administrative d’appel. Elle juge que la juridiction d’appel a commis une erreur de droit en refusant de reconnaître l’intérêt à agir du requérant. Le Conseil d’État énonce que « toute décision de préemption d’un bien apporte une limitation au droit de propriété du vendeur, en fût-il propriétaire en indivision, et affecte à ce titre les intérêts de celui-ci, qui a, dès lors, un intérêt lui donnant qualité pour en demander l’annulation pour excès de pouvoir ». Ainsi, la qualité de propriétaire indivis suffit à fonder le droit de former un recours individuel.

Cette solution clarifie la notion d’intérêt à agir pour le propriétaire indivis (I), tout en renforçant la protection du droit de propriété face à l’exercice du droit de préemption (II).

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I. La reconnaissance de l’intérêt à agir individuel de l’indivisaire

L’arrêt commenté établit que l’intérêt à agir de l’indivisaire s’apprécie indépendamment des règles de gestion du bien commun. Pour ce faire, il écarte une application trop rigide des règles civilistes de l’indivision (A) pour consacrer une approche fondée sur l’atteinte personnelle portée aux droits du requérant (B).

A. Le rejet d’une conception restrictive de la qualité à agir en indivision

En première instance comme en appel, les juges du fond avaient opposé une fin de non-recevoir au requérant, estimant qu’il ne pouvait agir seul. Cette position s’inspirait d’une logique civiliste où les actes de disposition et d’administration sur le bien indivis requièrent le consentement d’une majorité qualifiée ou de l’unanimité des indivisaires. En transposant ce raisonnement au contentieux administratif, la cour administrative d’appel considérait que l’action en justice visant à contester la préemption était un acte qui excédait les prérogatives d’un seul indivisaire. Une telle approche, si elle peut se concevoir pour la gestion du bien, devient cependant contestable lorsqu’il s’agit de défendre le droit de propriété contre un acte administratif unilatéral.

En effet, cette interprétation aboutissait à paralyser le droit au recours d’un indivisaire. Elle le soumettait au bon vouloir de ses coindivisaires qui, pour des raisons diverses, pouvaient refuser d’engager une action contentieuse. Une telle situation laissait l’indivisaire démuni face à une décision qui portait pourtant directement atteinte à sa quote-part de propriété. Le Conseil d’État censure cette analyse en refusant de faire de la qualité à agir une question de gestion collective de l’indivision, pour la recentrer sur les droits propres à chaque titulaire.

B. L’affirmation d’un droit au recours fondé sur l’atteinte au droit de propriété

Le Conseil d’État ancre sa solution dans les principes fondamentaux du recours pour excès de pouvoir et du droit de propriété. Il rappelle que l’intérêt à agir s’apprécie au regard de l’atteinte que la décision contestée porte à la situation personnelle du requérant. La Haute Juridiction formule à cet égard un principe clair : « toute décision de préemption d’un bien apporte une limitation au droit de propriété du vendeur, en fût-il propriétaire en indivision, et affecte à ce titre les intérêts de celui-ci ». Le caractère direct et certain de l’intérêt à agir est donc présumé.

Cette affirmation est essentielle car elle dissocie le droit de recours de la nature du droit de propriété. Peu importe que la propriété soit exclusive ou partagée en indivision. Dès lors que l’acte administratif limite les prérogatives attachées au droit de propriété, comme celle de vendre le bien au cocontractant de son choix, le titulaire de ce droit, même partiel, est personnellement et directement lésé. La solution est donc une application orthodoxe de la jurisprudence relative à l’intérêt à agir, qui doit être apprécié de manière suffisamment souple pour garantir l’accès au juge.

La portée de cette reconnaissance dépasse le seul cas de l’indivision et confirme que la protection juridictionnelle est attachée à l’individu.

II. La portée de la solution : une protection renforcée du propriétaire indivis

En consacrant le droit d’action individuel de l’indivisaire, l’arrêt emporte des conséquences significatives. Il s’agit d’une clarification bienvenue pour la recevabilité du recours pour excès de pouvoir (A), qui se double d’implications pratiques pour l’exercice du droit de préemption par les personnes publiques (B).

A. La clarification des conditions de recevabilité du recours

La décision commentée a une valeur pédagogique indéniable. Elle tranche un point de procédure qui pouvait donner lieu à des divergences d’interprétation entre juridictions. En établissant que la qualité d’indivisaire confère par elle-même un intérêt à agir, le Conseil d’État offre une solution pragmatique et sécurisante pour les justiciables. Il évite de faire du contentieux de l’excès de pouvoir le terrain d’application de règles de droit privé étrangères à sa logique, qui est celle d’un procès fait à un acte et non d’un litige entre personnes.

La valeur de cet arrêt réside dans sa cohérence avec la nature du recours pour excès de pouvoir. Ce recours est un instrument de contrôle de la légalité administrative ouvert largement, dont l’accès ne doit pas être entravé par des considérations tirées de la gestion d’intérêts privés collectifs. En affirmant que l’atteinte aux prérogatives du propriétaire suffit, la décision garantit que l’acte de préemption, qui est une mesure administrative grave, puisse être effectivement contesté par toute personne qu’il lèse directement, sans que des obstacles procéduraux complexes ne viennent neutraliser ce droit.

B. Les implications pratiques pour l’exercice du droit de préemption

Sur le plan de sa portée, cet arrêt constitue une décision de principe. La règle qu’il dégage est formulée en termes généraux et vocation à s’appliquer à l’ensemble des situations où un bien indivis fait l’objet d’une décision administrative affectant le droit de propriété. Les autorités titulaires du droit de préemption devront désormais tenir pour acquis que leur décision pourra être contestée par n’importe lequel des propriétaires indivis, agissant seul. Cette prévisibilité renforce la sécurité juridique pour toutes les parties.

Concrètement, cette jurisprudence ne fragilise pas l’institution de la préemption mais la soumet à une vigilance juridictionnelle accrue. Les personnes publiques préemptrices devront s’assurer avec d’autant plus de rigueur de la légalité et du bien-fondé de leurs décisions, sachant que la probabilité d’un recours contentieux est augmentée. La solution ne modifie pas les règles de fond du droit de l’urbanisme, mais elle garantit que leur respect sera plus facilement contrôlé par le juge. En définitive, elle consolide l’équilibre entre les prérogatives de la puissance publique et la sauvegarde du droit de propriété, même lorsque celui-ci revêt la forme particulière de l’indivision.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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