Par une ordonnance rendue le 23 avril 2025, le juge des référés du Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les limites de sa compétence dans le cadre d’une procédure de référé-liberté. En l’espèce, un particulier, locataire de son logement, a saisi la haute juridiction administrative afin qu’il soit mis fin à la procédure d’expulsion engagée à son encontre par le propriétaire des lieux. Le requérant soutenait que cette expulsion, mise en œuvre sans décision de justice préalable, portait une atteinte grave et manifestement illégale à son droit de propriété ainsi qu’à son droit à la vie privée et familiale, justifiant une intervention d’urgence sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Face à cette situation, la question se posait de savoir si le juge administratif des référés était compétent pour connaître d’une mesure d’expulsion alléguée, émanant d’une personne privée et s’inscrivant dans le cadre d’un rapport locatif de droit privé, au seul motif qu’une liberté fondamentale serait en jeu. Le Conseil d’État rejette la requête au motif qu’« une telle demande, qui se rattache à un litige opposant deux personnes privées, ne relève manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative ». Cette solution, bien que classique, réaffirme avec force le principe de la compétence matérielle de l’ordre administratif (I), garantissant ainsi la répartition des pouvoirs juridictionnels entre les deux ordres (II).
I. La réaffirmation de l’incompétence matérielle de la juridiction administrative
L’ordonnance commentée fait une application rigoureuse des règles de compétence, en fondant sa décision sur la nature intrinsèquement privée du litige (A), ce qui rendait inopérantes les conditions spécifiques du référé-liberté (B).
A. Le caractère dirimant de la nature du litige
Le juge des référés du Conseil d’État écarte d’emblée la requête en se fondant sur un critère organique simple : le litige oppose deux personnes privées. En effet, la procédure d’expulsion contestée émanait du propriétaire du logement, une personne privée, à l’encontre de son locataire, également une personne privée. Or, la compétence de la juridiction administrative est principalement définie par l’implication d’une personne publique dans le rapport de droit ou par l’exercice d’une mission de service public par une personne privée. Le juge constate ici que la situation ne remplit aucune de ces conditions.
Le contentieux locatif entre un bailleur et son preneur relève par essence du droit privé et, par conséquent, de la compétence du juge judiciaire. Le fait que le requérant invoque une atteinte à des libertés fondamentales, aussi sérieuse soit-elle, ne suffit pas à transformer la nature du litige et à attirer la compétence du juge administratif. La décision rappelle ainsi que la répartition des compétences entre les ordres juridictionnels est une question préjudicielle qui prime sur l’examen au fond des moyens soulevés, y compris en matière de référé d’urgence.
B. L’application rigoureuse des conditions du référé-liberté
En conséquence logique de cette première analyse, les conditions de mise en œuvre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ne pouvaient être réunies. Cet article permet au juge des référés d’ordonner des mesures de sauvegarde lorsqu’une liberté fondamentale fait l’objet d’une atteinte « grave et manifestement illégale » de la part « d’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public ». La lettre de ce texte est sans équivoque.
Le juge constate que l’atteinte alléguée, à la supposer même constituée, n’émane pas d’une entité visée par ces dispositions. Le propriétaire n’est ni une personne publique, ni un organisme gérant un service public. Dès lors, l’une des conditions cumulatives du référé-liberté faisait manifestement défaut, justifiant le rejet de la requête par une ordonnance de tri, conformément à l’article L. 522-3 du même code, sans même qu’il soit besoin d’examiner la condition d’urgence ou la réalité de l’atteinte.
II. La préservation de la dualité juridictionnelle
En se déclarant incompétent, le juge administratif ne commet pas un déni de justice, mais garantit au contraire la cohérence de l’organisation judiciaire française en rappelant la plénitude de compétence du juge judiciaire en matière de rapports privés (A). Cette décision illustre également le refus du juge administratif d’étendre sa compétence, même face à l’urgence et à la gravité des enjeux soulevés (B).
A. La protection de la compétence du juge judiciaire, gardien des libertés individuelles
L’ordonnance du Conseil d’État a pour portée indirecte mais nécessaire de confirmer le rôle du juge judiciaire comme juge de droit commun des litiges entre personnes privées. Le requérant n’était pas démuni de voies de droit ; il lui appartenait de saisir les juridictions de l’ordre judiciaire, qui disposent elles-mêmes de procédures d’urgence, telles que le référé d’heure à heure, pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Le juge judiciaire est traditionnellement considéré comme le gardien de la propriété privée et des libertés individuelles dans les rapports entre particuliers. En refusant d’empiéter sur ce domaine de compétence, le Conseil d’État respecte la dualité juridictionnelle, principe fondamental de notre système de droit. Cette solution préserve la lisibilité et la prévisibilité de la répartition des contentieux, évitant ainsi une concurrence des juridictions qui serait préjudiciable à la sécurité juridique.
B. Le refus d’une extension de la compétence administrative malgré l’enjeu
Cette décision illustre la prudence du juge administratif, qui résiste à la tentation d’étendre son office, y compris lorsque des libertés fondamentales sont en cause. L’urgence ou la gravité d’une situation ne sauraient justifier une dérogation aux règles de compétence matérielle, qui sont d’ordre public. Admettre le contraire reviendrait à faire du juge du référé-liberté un juge de toutes les urgences en matière de libertés, indépendamment de la nature du litige, ce qui brouillerait la frontière entre les deux ordres de juridiction.
La portée de cette ordonnance est donc de consolider une vision stricte des conditions d’intervention du juge administratif en matière de référé-liberté. Elle confirme que cette procédure, bien que puissante, reste cantonnée à la sphère de l’action administrative et ne peut être utilisée comme un instrument de régulation des rapports sociaux relevant exclusivement du droit privé, consacrant ainsi la primauté des règles de compétence sur la seule invocation d’une liberté fondamentale.