Cour d’appel administrative de Versailles, le 6 mars 2025, n°22VE02679

Par un arrêt en date du 6 mars 2025, la cour administrative d’appel de Nantes a statué sur les conséquences dommageables de travaux de construction d’un parvis pour une collectivité territoriale. En l’espèce, une commune avait confié la maîtrise d’œuvre de l’aménagement du parvis de sa mairie à un architecte. À la suite de la réception des travaux exécutés par une entreprise de construction, des désordres importants sont apparus sur les dalles et les marches en pierre, rendant l’ouvrage dangereux et inesthétique. Après une première reprise infructueuse, la commune a sollicité en référé la désignation d’un expert judiciaire, puis a saisi le tribunal administratif d’Orléans afin d’obtenir la condamnation solidaire du maître d’œuvre et de l’entrepreneur à l’indemniser de ses préjudices.

En première instance, par un jugement du 18 octobre 2022, le tribunal administratif a retenu la responsabilité solidaire des deux constructeurs. Il a fixé le partage de responsabilité à hauteur de 85 % pour l’architecte et 15 % pour l’entreprise dans le cadre de leurs actions récursoires. L’architecte a interjeté appel de cette décision, contestant le principe même de sa responsabilité et, subsidiairement, le pourcentage de garantie mis à sa charge. Il soutenait n’avoir commis aucune faute, arguant que les désordres provenaient d’un vice indécelable du matériau qu’il n’avait pas imposé. L’entreprise, par la voie de l’appel provoqué, a conclu à la confirmation du partage de responsabilité tout en contestant le montant de l’indemnité allouée à la commune. La question soumise à la cour administrative d’appel portait donc sur l’étendue de la responsabilité décennale du maître d’œuvre face à des désordres résultant d’un matériau inadapté qu’il a prescrit, et sur les critères de répartition de cette responsabilité avec l’entreprise chargée de la mise en œuvre.

La cour administrative d’appel réforme partiellement le jugement. Elle confirme l’engagement de la responsabilité de plein droit de l’architecte au titre de la garantie décennale, considérant que la seule imputabilité des désordres suffit, indépendamment de toute faute. Elle procède cependant à une nouvelle appréciation des fautes respectives des constructeurs, estimant que celles-ci justifient un partage de responsabilité différent. Elle condamne ainsi l’architecte à garantir l’entreprise à hauteur de 65 % des condamnations et l’entreprise à garantir l’architecte à hauteur de 35 %. Cet arrêt illustre avec clarté la rigueur de l’application du régime de la garantie décennale au maître d’œuvre (I), tout en procédant à une répartition pragmatique des responsabilités fondée sur une analyse détaillée des manquements de chaque intervenant (II).

***

I. L’engagement systématique de la responsabilité du maître d’œuvre au titre de la garantie décennale

La décision commentée réaffirme sans ambiguïté le caractère impérieux de la garantie décennale qui pèse sur le maître d’œuvre, en écartant toute exonération fondée sur l’absence de faute (A). Elle identifie ensuite précisément les manquements contractuels de l’architecte qui, bien que non nécessaires à l’engagement de sa responsabilité, fondent l’imputabilité du désordre (B).

A. La confirmation d’une responsabilité de plein droit indifférente à la faute

L’arrêt rappelle avec force les principes régissant la garantie décennale des constructeurs, qui constitue un régime de responsabilité de plein droit. Pour le maître d’œuvre, tenter d’échapper à sa responsabilité en démontrant une absence de faute est une démarche vouée à l’échec. La cour le souligne en des termes dénués de toute équivoque : « la circonstance que M. B… n’ait commis aucune faute est sans incidence sur l’engagement de sa responsabilité décennale en tant que constructeur ». Cette formule rappelle que dès lors que les désordres, apparus dans le délai de dix ans, compromettent la solidité de l’ouvrage ou le rendent impropre à sa destination, la responsabilité des constructeurs est engagée.

En l’espèce, les désordres consistant en un délitage et une fissuration généralisés des dalles du parvis rendaient manifestement l’ouvrage impropre à sa destination, notamment en créant un risque pour la sécurité des usagers. Le caractère décennal des désordres n’étant pas sérieusement contesté, l’architecte ne pouvait s’exonérer qu’en prouvant une cause étrangère, telle que la force majeure ou la faute du maître d’ouvrage, ce qu’il ne faisait pas. La simple constatation que les désordres étaient imputables au choix d’un matériau inadapté, choix qu’il avait validé, suffisait à engager sa responsabilité. La cour écarte donc logiquement sa demande de mise hors de cause, appliquant strictement une jurisprudence constante en la matière.

B. L’imputabilité des désordres fondée sur le manquement aux missions de contrôle et de conseil

Si la faute n’est pas une condition de la responsabilité décennale, son analyse demeure pertinente pour déterminer l’imputabilité des dommages et le partage de responsabilité. La cour s’attache à démontrer en quoi le maître d’œuvre a manqué à ses obligations contractuelles. Sa mission de direction de l’exécution des travaux lui imposait de s’assurer de la conformité de l’ouvrage aux stipulations du marché. En l’occurrence, il avait lui-même prescrit l’utilisation de « dalles calcaires jaune/beige de Chine » ou d’un matériau « équivalent ».

La juridiction relève que l’architecte a validé la commande des pierres litigieuses sans jamais prendre connaissance de leurs fiches techniques. Ce faisant, il s’est privé de la possibilité de vérifier leur adéquation à un usage extérieur en zone soumise au gel. La cour estime qu’« en prévoyant au CCTP l’emploi d’un matériau inadapté, en validant la commande et en s’abstenant de vérifier, au moyen de la fiche technique ou de tout autre procédé approprié (…) son adéquation à l’usage projeté, le maître d’œuvre a commis une faute dans l’exécution de la mission que lui avait confiée la commune ». Cette faute caractérisée dans sa mission de contrôle et de conseil rend les désordres directement imputables à son action, justifiant pleinement l’engagement de sa responsabilité.

Une fois le principe de la responsabilité du maître d’œuvre fermement établi, il restait à la cour d’appel de se prononcer sur le rôle de l’autre constructeur afin de déterminer la juste répartition de la charge finale de l’indemnisation.

II. Une répartition souveraine des responsabilités entre les constructeurs

La cour d’appel procède à une appréciation renouvelée des fautes respectives, en rappelant d’abord les obligations propres à l’entreprise de travaux (A), avant de fixer un nouveau partage de responsabilité qui réforme la décision des premiers juges (B).

A. Le rappel de l’obligation de l’entrepreneur de s’assurer de la qualité des matériaux

L’entreprise de travaux ne peut se retrancher derrière les prescriptions du maître d’œuvre pour s’exonérer de sa propre responsabilité. En sa qualité de professionnel, elle est tenue d’exécuter sa prestation dans les règles de l’art, ce qui implique une obligation de vérifier la qualité et la conformité des matériaux qu’elle met en œuvre. La cour souligne qu’il appartenait à la société « de vérifier la qualité et la conformité des produits qu’elle utilisait pour exécuter ce marché ». Sa tentative de soutenir qu’elle avait proposé une alternative refusée par l’architecte n’est pas retenue, faute de preuve.

De plus, la cour identifie une faute distincte et exclusive de l’entreprise dans la survenance d’un autre désordre : le déversement d’une marche de l’escalier. L’expertise a en effet révélé que les marches avaient été posées sur du sable, en violation des prescriptions du cahier des clauses techniques particulières qui imposait une grave-ciment. Ce manquement technique caractérise une faute de l’entreprise dans la mise en œuvre des travaux, engageant sa responsabilité pour cette partie spécifique des dommages. L’analyse ne se limite donc pas au seul choix des matériaux, mais embrasse l’ensemble des prestations.

B. La réformation du partage de garantie au vu des fautes respectives

Fort de cette analyse croisée des manquements, le juge d’appel se livre à une nouvelle pondération des responsabilités. Alors que le tribunal administratif avait fixé une répartition de 85 % pour l’architecte et 15 % pour l’entreprise, la cour estime que ce partage ne reflète pas adéquatement la contribution de chacun aux dommages. Le manquement du maître d’œuvre est certes jugé prépondérant, car il est à l’origine du choix d’un matériau inadapté pour la quasi-totalité de l’ouvrage. Toutefois, la faute de l’entreprise, qui a non seulement manqué à son devoir de contrôle sur ce même matériau mais a également commis une erreur technique distincte, est considérée comme plus significative.

En conséquence, la cour décide de « condamner M. B… à garantir la société TP Compact à hauteur de 65 % du montant de la condamnation (…) et la société TP Compact à garantir M. B… à hauteur de 35 % de ce montant ». Cette réformation illustre le pouvoir d’appréciation souverain des juges du fond dans la ventilation des responsabilités. La décision n’est pas une simple application arithmétique, mais le fruit d’une analyse concrète de la gravité et du rôle causal des fautes de chaque intervenant, conduisant à une solution plus équilibrée que celle retenue en première instance.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture