L’acquisition d’un bien en démembrement de propriété entre deux sociétés distinctes a donné lieu à un contentieux fiscal porté devant la juridiction administrative. À la suite d’un contrôle, l’administration fiscale avait considéré que le prix d’acquisition de l’usufruit temporaire d’un immeuble par une société était surévalué, caractérisant ainsi une libéralité consentie au profit de la société ayant acquis la nue-propriété. Cette requalification a entraîné un rehaussement d’imposition à l’encontre d’un associé de la société nue-propriétaire, laquelle relevait du régime des sociétés de personnes. Saisi par cet associé, le tribunal administratif de Toulouse, dans un jugement du 4 avril 2023, a prononcé une réduction des impositions, estimant que la preuve de la surévaluation de l’usufruit n’était pas rapportée. Le ministre de l’économie a alors interjeté appel de cette décision, soutenant que ses services avaient bien démontré l’existence d’un avantage occulte. La question de droit soumise à la cour administrative d’appel était donc de déterminer si les méthodes d’évaluation employées par l’administration fiscale suffisaient à établir de manière probante l’existence d’un écart significatif entre le prix convenu pour l’acquisition d’un usufruit temporaire et sa valeur vénale, constitutif d’une distribution occulte. Par un arrêt du 5 juin 2025, la cour rejette le recours du ministre, confirmant le jugement de première instance au motif que les expertises de l’administration reposaient sur des méthodes inadaptées ou des calculs erronés, ne permettant pas de prouver la réalité de la libéralité alléguée.
L’analyse de la cour se déploie en deux temps. Elle examine d’abord la pertinence des outils d’évaluation mobilisés par l’administration pour justifier le redressement, ce qui la conduit à une invalidation méthodique de l’argumentaire fiscal (I). Cette censure rigoureuse des procédés administratifs permet ensuite à la cour de réaffirmer le principe fondamental du contrôle juridictionnel sur la charge de la preuve en matière de libéralités (II).
I. L’invalidation des méthodes d’évaluation de l’administration fiscale
La décision de la cour s’attache à déconstruire point par point la démonstration de l’administration fiscale, en écartant d’abord une méthode comparative jugée inopérante (A), puis en censurant des évaluations financières fondées sur des calculs viciés (B).
A. Le rejet d’une méthode comparative jugée inopérante
Pour établir la valeur vénale de l’usufruit, le service vérificateur avait eu recours, entre autres, à une méthode par comparaison. Il entendait rapprocher l’opération litigieuse, portant sur un immeuble de bureaux dans l’agglomération toulousaine, de transactions relatives à de l’usufruit locatif social. La cour administrative d’appel écarte cette approche avec fermeté, confirmant en cela l’analyse des premiers juges. Elle relève que les termes de comparaison présentés, concernant des immeubles d’habitation situés dans des communes des Hauts-de-Seine et des Alpes-Maritimes et pour des valeurs de pleine propriété très inférieures, ne sont pas pertinents. Le juge souligne que l’administration « n’établit pas que la transaction ponctuelle effectuée […] pour l’acquisition de locaux à caractère professionnel […] présente des caractéristiques intrinsèquement similaires avec celles auxquelles elle a été comparée ». En conséquence, les divergences fondamentales entre les biens et les contextes économiques des opérations sont jugées de nature à priver la méthode de toute pertinence, illustrant l’exigence d’une similarité substantielle pour qu’une comparaison soit admise comme élément de preuve.
B. La censure d’évaluations fondées sur des calculs erronés et non homogènes
La cour procède ensuite à un examen technique des deux autres méthodes d’évaluation, fondées sur l’actualisation des flux de revenus futurs et sur la valorisation de l’usufruit comme composante de la pleine propriété. Elle identifie deux vices de raisonnement majeurs dans les calculs de l’administration. D’une part, le service avait déduit des revenus locatifs des charges usufructuaires alors que celles-ci étaient intégralement refacturées aux locataires, faussant ainsi le calcul du taux de rendement réel de l’investissement. D’autre part, la cour met en évidence une erreur méthodologique dirimante, relevant que le taux d’actualisation des loyers a été appliqué de manière asymétrique dans les formules de calcul. Le juge constate que « ces évaluations reposent sur des termes de calcul non homogènes qui ont pour effet de surestimer la valeur de la nue-propriété et de sous-estimer la valeur de l’usufruit ». Cette incohérence mathématique, qui se traduisait par un écart d’évaluation de plus de 300 000 euros entre deux méthodes censées être complémentaires, achève de discréditer la démonstration administrative.
En invalidant ainsi les fondements techniques du redressement, la cour ne se limite pas à un simple constat d’insuffisance probatoire. Elle réaffirme le rôle central du juge dans l’appréciation de la rigueur méthodologique exigée de l’administration lorsqu’elle entend démontrer l’existence d’un acte anormal de gestion.
II. La consolidation du contrôle juridictionnel sur la preuve de la libéralité
La solution retenue par la cour administrative d’appel dépasse le cas d’espèce pour rappeler les principes directeurs gouvernant la preuve en matière fiscale. Elle réaffirme l’exigence d’une démonstration rigoureuse de l’écart de valeur (A), envoyant ainsi un signal clair quant à la portée de son contrôle et à la nécessité pour l’administration de justifier ses prétentions de manière irréprochable (B).
A. La réaffirmation de l’exigence d’un écart significatif et dûment prouvé
En application de l’article 111 du code général des impôts, la qualification de distribution occulte suppose la preuve d’une intention libérale et d’un avantage sans contrepartie. La cour rappelle dans son considérant de principe que cette preuve est apportée lorsque l’administration établit « l’existence, d’une part, d’un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales respectives de l’usufruit et de la nue-propriété ». Le cœur du litige réside dans l’adverbe « significatif » et dans les modalités de sa preuve. En rejetant l’ensemble des méthodes de l’administration, la cour ne dit pas que la valeur retenue par les parties était la seule possible, mais que le service n’a pas réussi à démontrer de manière convaincante qu’elle était anormale. Cette décision consacre une conception exigeante de la charge de la preuve qui incombe à l’administration. Elle ne peut se contenter d’affirmations ou d’évaluations approximatives, surtout lorsque la qualification de libéralité emporte des conséquences lourdes, incluant l’application de pénalités pour manquement délibéré.
B. La portée de la décision : un rappel à la rigueur méthodologique pour l’administration
Cet arrêt, bien que constituant une décision d’espèce en ce qu’il est fortement lié à l’analyse factuelle des méthodes d’évaluation, revêt une portée pédagogique importante. Il illustre le contrôle approfondi que le juge administratif exerce sur les expertises et les calculs de l’administration fiscale. La portée de la décision réside moins dans l’énoncé d’une règle de droit nouvelle que dans le rappel ferme des exigences de cohérence, de pertinence et de rigueur qui pèsent sur l’administration dans l’établissement de l’impôt. Pour les contribuables, cette jurisprudence confirme qu’une contestation technique et argumentée des méthodes d’évaluation de l’administration peut aboutir, même face à des montages juridiques que le fisc pourrait juger a priori suspects. Pour l’administration, elle constitue une incitation à fonder ses redressements sur des analyses économiques et financières robustes, transparentes et dont les paramètres résistent à un examen critique, sous peine de voir sa démarche entièrement invalidée par le juge de l’impôt.