Par un arrêt en date du 27 mars 2025, la cour administrative d’appel se prononce sur les modalités d’évaluation par l’administration fiscale de l’usufruit temporaire de parts d’une société civile immobilière non cotée.
En l’espèce, le dirigeant d’un groupe de sociétés a cédé à la société holding animatrice de ce groupe l’usufruit, pour une durée de quinze ans, de la majorité des parts d’une société civile immobilière dont il était l’associé. Cette dernière, propriétaire d’un ensemble immobilier, le louait à une autre société d’exploitation appartenant au même groupe. L’administration fiscale, estimant que le prix de cession convenu était manifestement insuffisant au regard de la valeur vénale réelle de l’usufruit, a procédé à un rehaussement des revenus du cédant, entraînant des impositions supplémentaires en matière d’impôt sur le revenu et de contributions sociales. Le contribuable a saisi le tribunal administratif de Montpellier afin d’obtenir la décharge de ces impositions. Par un jugement du 7 novembre 2022, sa demande a été rejetée. Le requérant a alors interjeté appel de cette décision, arguant de l’irrégularité de la procédure d’imposition ainsi que du caractère erroné de la méthode d’évaluation mise en œuvre par le service vérificateur.
La question de droit soumise à la cour était de déterminer si, pour évaluer la valeur vénale de l’usufruit temporaire de titres d’une société non cotée, l’administration fiscale pouvait légalement combiner une approche patrimoniale et une méthode fondée sur la productivité en accordant une prépondérance marquée à cette dernière, lorsque celle-ci aboutit à une valeur très supérieure à la première.
La cour administrative d’appel valide la méthode retenue par l’administration et rejette la requête du contribuable. Elle considère que la forte rentabilité de la société, pérennisée par l’existence d’un bail commercial avec une société du même groupe, justifiait de pondérer plus fortement la valeur de productivité que la valeur mathématique, cette dernière étant artificiellement minorée par le passif de la société. Cet arrêt vient ainsi consolider la méthodologie d’évaluation fiscale des droits sociaux démembrés (I), tout en confirmant l’étendue du contrôle du juge sur la pertinence des correctifs opérés par l’administration pour appréhender la réalité économique d’une transaction (II).
I. La consolidation de la méthodologie d’évaluation fiscale de l’usufruit de titres
La cour valide une démarche d’évaluation qui, en l’absence de termes de comparaison directs, recourt légitimement à une combinaison de méthodes (A) et admet, au regard des spécificités de l’espèce, une pondération qui déroge à une stricte orthodoxie au profit de la valeur de productivité (B).
A. Le recours légitime à une combinaison de méthodes
Pour évaluer la valeur vénale de titres non cotés, l’administration doit rechercher un chiffre aussi proche que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande. La cour rappelle la hiérarchie des méthodes, précisant que l’évaluation « doit être effectuée, par priorité, par référence au prix d’autres transactions intervenues dans des conditions équivalentes ». Ce n’est qu’« en l’absence de telles transactions » qu’elle peut « légalement se fonder sur la combinaison de plusieurs méthodes alternatives ».
En l’espèce, le service vérificateur avait mis en œuvre une première méthode, dite « mathématique », fondée sur l’actif net comptable de la société, puis une seconde, dite de « productivité », basée sur la capitalisation des résultats futurs. Cette approche duale est conforme non seulement à la doctrine administrative mais aussi aux pratiques financières usuelles. Elle permet de tempérer les limites inhérentes à chaque méthode prise isolément. La valeur mathématique peut ignorer le potentiel de rentabilité, tandis que la valeur de productivité peut négliger la consistance du patrimoine. Leur combinaison vise donc à obtenir une appréciation plus équilibrée de la valeur réelle des titres en pleine propriété, avant de procéder à l’évaluation spécifique de l’usufruit.
B. L’admission d’une pondération au profit de la valeur de productivité
Le cœur du litige portait sur la formule de combinaison des deux valeurs obtenues. L’administration avait appliqué une forte prépondérance à la valeur de productivité, ce que le contribuable contestait. La cour valide ce choix en se fondant sur une analyse concrète de la situation de la société. Elle relève que « la valeur patrimoniale de la société civile immobilière n’est pas suffisamment représentative dès lors qu’elle est minorée par l’importance de ses emprunts ».
Inversement, elle note que la société « présente au contraire une très forte valeur de productivité du fait de la perception de loyers importants, laquelle est garantie dès lors que la société locataire fait partie du groupe contrôlé par » le cédant. Ce faisant, la cour estime que la réalité économique et le potentiel de revenus de l’actif justifiaient de relativiser une approche purement bilancielle. La décision de privilégier la rentabilité effective et sécurisée de l’investissement plutôt que sa seule valeur comptable apparaît ainsi comme une approche pragmatique, adaptée à l’évaluation d’un droit de jouissance tel que l’usufruit, dont la valeur réside précisément dans les fruits qu’il génère.
II. L’exercice d’un contrôle pragmatique sur la pertinence de l’évaluation
Au-delà de la validation du principe de la méthode, la cour exerce un contrôle approfondi sur sa mise en œuvre, en écartant les critiques techniques du contribuable (A) et en consacrant le pouvoir de l’administration de rectifier une cession dont le prix apparaît dérisoire au regard de la substance économique de l’opération (B).
A. Le rejet des contestations techniques du contribuable
Le requérant critiquait plusieurs paramètres techniques de l’évaluation, notamment le taux de capitalisation et le taux de décote pour illiquidité. Sur chaque point, la cour examine les justifications apportées par l’administration. Elle valide le coefficient bêta retenu pour le calcul du taux de capitalisation, le jugeant justifié par le secteur d’activité et le faible risque d’insolvabilité du locataire.
De même, elle juge que la « décote de 10 % retenue n’apparaît pas insuffisante », notamment parce que le caractère majoritaire des titres cédés n’avait pas donné lieu à une surcote. La cour écarte également les demandes de décotes supplémentaires pour « marché captif » ou pour « homme clé », considérant qu’elles ne sont pas recommandées par la doctrine administrative et que leur pertinence n’est pas établie en l’espèce. Cette analyse minutieuse démontre que si le juge reconnaît une marge d’appréciation à l’administration, il n’en contrôle pas moins rigoureusement le bien-fondé des choix techniques opérés.
B. La confirmation du pouvoir de l’administration face à une cession intra-groupe
En filigrane, cet arrêt porte sur la faculté pour l’administration de corriger les effets d’une transaction réalisée au sein d’un groupe de sociétés à un prix qui ne correspond pas aux conditions du marché. La cour appuie son raisonnement sur une considération de bon sens économique, relevant que « dans le cadre d’une transaction classique, le cédant n’aurait pas renoncé à percevoir quinze années de loyers en contrepartie d’une somme dérisoire ».
Cette observation met en lumière la nature de l’opération, qui s’apparente à une transmission de revenus futurs sans contrepartie réelle. La décision s’inscrit ainsi dans le courant jurisprudentiel qui permet à l’administration de restituer son véritable caractère à une opération dont le montage juridique et le prix affiché tendent à minorer la base imposable. La portée de l’arrêt dépasse la simple technique d’évaluation pour réaffirmer un principe essentiel du droit fiscal : la prévalence de la substance économique sur l’apparence juridique, particulièrement dans le cadre de transactions entre parties liées.