En matière de responsabilité des constructeurs, la qualification des désordres et la détermination des responsabilités respectives des intervenants à l’acte de construire constituent des enjeux contentieux récurrents. Un arrêt rendu le 15 avril 2025 par la cour administrative d’appel de Toulouse illustre les principes applicables en la matière, notamment quant à l’appréciation du caractère décennal des vices et aux modalités d’interruption du délai de prescription. En l’espèce, un établissement public de coopération intercommunale, maître d’ouvrage, avait fait réaliser une déchetterie-recyclerie dont la réception fut prononcée sans réserve le 6 mars 2009. Postérieurement, des infiltrations récurrentes en toiture sont apparues, conduisant le maître d’ouvrage, après une expertise ordonnée en référé, à rechercher la responsabilité décennale du maître d’œuvre, de l’entreprise titulaire du lot charpente-couverture et de son sous-traitant.
Le tribunal administratif de Toulouse, par un jugement du 8 mars 2023, avait rejeté la demande de l’établissement public. Saisie en appel par ce dernier, la cour devait se prononcer sur plusieurs questions. D’une part, il s’agissait de déterminer si des infiltrations, même sans entraîner la fermeture de l’établissement, pouvaient rendre l’ouvrage impropre à sa destination et ainsi revêtir un caractère décennal. D’autre part, la cour devait statuer sur l’effet interruptif d’une demande d’expertise en référé à l’égard d’une société dont la dénomination exacte était contestée. Enfin, en cas de reconnaissance d’une responsabilité, il lui appartenait d’en préciser l’imputabilité et d’en répartir la charge entre les différents constructeurs et le bureau de contrôle technique, mis en cause par le biais d’appels en garantie. La cour administrative d’appel annule le jugement de première instance, retenant le caractère décennal des désordres et la responsabilité solidaire du maître d’œuvre et de l’entreprise principale. Elle écarte l’exception de prescription et procède à une ventilation de la charge finale de l’indemnisation entre les constructeurs fautifs.
La solution retenue par la cour permet de réaffirmer une conception extensive de la garantie décennale (I), avant de procéder à une répartition précise des charges de réparation entre les différents intervenants (II).
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I. La consolidation de la portée de la garantie décennale
La cour administrative d’appel adopte une position ferme quant aux conditions d’engagement de la responsabilité des constructeurs, tant sur la nature des désordres que sur les causes interruptives de la prescription. Elle retient une appréciation souple du caractère décennal des vices (A) et confirme l’efficacité d’une action en référé-expertise pour interrompre le délai d’action (B).
A. L’appréciation extensive de l’impropriété à la destination
Les premiers juges avaient écarté la responsabilité des constructeurs, mais la cour censure cette analyse en se fondant sur une interprétation pragmatique des désordres. Elle relève que les infiltrations, bien que n’ayant pas conduit à une interruption du service public, sont récurrentes et affectent des éléments structurels de l’ouvrage. La décision souligne que « les défauts d’étanchéité de la toiture en bac acier ainsi relevés, sont, dans les circonstances de l’espèce et au regard de leur caractère évolutif dans le temps, de nature, à terme, à porter atteinte à la solidité de l’ouvrage et à le rendre impropre à sa destination ». Cette motivation met en lumière le caractère prévisible et évolutif des dommages comme critère suffisant pour engager la garantie décennale.
En considérant que « la circonstance selon laquelle la déchetterie-recyclerie a pu être exploitée sans interruption, elle est par elle-même sans incidence sur la caractérisation des désordres », la cour privilégie la pérennité et la destination normale de l’ouvrage sur son exploitation effective à un instant donné. Cette approche confirme une jurisprudence constante qui n’exige pas une impropriété à destination immédiate et totale, mais se contente d’un risque futur et certain affectant l’usage normal du bâtiment. La décision a ainsi le mérite de rappeler que la garantie décennale a une fonction préventive, visant à sanctionner les vices susceptibles de compromettre la viabilité de l’ouvrage à moyen ou long terme.
B. Le rejet pragmatique de l’exception de prescription
Le maître d’œuvre soulevait une exception de prescription, arguant que l’action en référé-expertise n’avait pas été dirigée contre la bonne entité juridique. La cour écarte cet argument par une analyse factuelle détaillée, démontrant que la société visée par l’expertise et celle qui se défendait à l’instance ne formaient en réalité qu’une seule et même entité. Elle s’appuie sur la concordance des éléments d’identification, tels que le numéro SIREN et l’adresse du siège, ainsi que sur la participation active de cette société aux opérations d’expertise.
La cour conclut que la dénomination utilisée dans l’assignation en référé « doit ainsi être considérée comme une simple dénomination d’usage et ce cabinet d’architectes, ainsi que la société éponyme créée de fait, doivent par suite être regardés que comme une seule et même entité contractante ». Cette approche refuse de faire prévaloir un formalisme excessif sur la réalité des faits, garantissant ainsi l’effet utile de l’action en justice introduite par le maître d’ouvrage à la veille de l’expiration du délai décennal. La solution réaffirme que la demande en référé expertise, lorsqu’elle vise clairement celui qui bénéficierait de la prescription, interrompt bien le délai de dix ans jusqu’à la remise du rapport d’expert, date à laquelle un nouveau délai recommence à courir.
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II. La ventilation de la charge de la réparation entre les intervenants
Une fois le principe de la responsabilité décennale admis, la cour procède à une analyse rigoureuse de son imputation. Elle distingue clairement l’obligation à la dette envers le maître d’ouvrage, qui est solidaire (A), de la contribution à la dette entre les coauteurs du dommage, qui est divise (B).
A. La solidarité des constructeurs vis-à-vis du maître d’ouvrage
Conformément aux principes régissant la matière, la cour condamne solidairement le maître d’œuvre et l’entreprise titulaire du lot défaillant à indemniser l’intégralité du préjudice du maître d’ouvrage. Cette solidarité offre une garantie essentielle à la victime du dommage, qui peut réclamer la totalité de la réparation à l’un quelconque des responsables, sans avoir à diviser ses poursuites. L’arrêt prend soin de rejeter les conclusions dirigées directement contre le sous-traitant, non parce que celui-ci serait exempt de faute, mais en application du principe selon lequel l’action directe du maître d’ouvrage contre le sous-traitant n’est ouverte qu’en cas d’insolvabilité de l’entrepreneur principal, ce qui n’était pas démontré en l’espèce.
Par ailleurs, l’arrêt écarte l’appel en garantie contre une société intervenue pour des travaux de reprise ponctuels après la réception. La cour juge que cette dernière n’a pas la qualité de participante à l’opération de construction initiale et que ses interventions ne sont ni à l’origine des désordres ni une cause de leur aggravation. Cette exclusion est logique, car la responsabilité décennale ne peut peser que sur ceux qui ont participé à la construction de l’ouvrage originel.
B. Le partage de responsabilité fondé sur les fautes respectives
Dans le cadre des appels en garantie entre les constructeurs, la cour se livre à une appréciation fine des fautes de chacun pour déterminer la part de responsabilité finale. Elle retient une pluralité de fautes ayant concouru au dommage : des malfaçons imputables à l’entreprise principale et à son sous-traitant, un défaut de surveillance de l’exécution des travaux par le maître d’œuvre et une carence du bureau de contrôle technique dans sa mission de détection des malfaçons visibles.
Sur la base de ces fautes distinctes, la cour fixe des parts de responsabilité précises, condamnant chaque intervenant à garantir les autres à hauteur de sa contribution au dommage. Il est ainsi jugé que les fautes « doivent être regardées comme ayant concouru, respectivement, pour 35 %, 35 %, 20 % et 10 % à la survenance des dommages ». Ce partage de la charge finale de la dette illustre le mécanisme de l’action récursoire entre coresponsables. La décision précise que la solidarité ne joue pas dans les rapports entre constructeurs, dès lors que les fautes commises sont individualisables et ne portaient pas chacune en elle l’entier dommage. Chaque intervenant ne supporte donc, en définitive, que le poids de sa propre négligence.