Cour d’appel administrative de Nantes, le 11 avril 2025, n°23NT03647

Par un arrêt en date du 11 avril 2025, une cour administrative d’appel a été amenée à se prononcer sur l’étendue du contrôle du juge administratif concernant la nécessité des parcelles visées par un arrêté de cessibilité. En l’espèce, un préfet a déclaré cessibles plusieurs terrains en vue de l’aménagement d’une route nationale. Une société civile, propriétaire de certaines de ces parcelles, a saisi le tribunal administratif de Rennes afin d’obtenir l’annulation de cette décision, arguant notamment de son caractère disproportionné. Le 12 octobre 2023, le tribunal a rejeté sa demande. La société a alors interjeté appel de ce jugement, reprochant aux premiers juges d’avoir omis de statuer sur le moyen tiré de la disproportion de l’emprise foncière et soulevant de nouveaux arguments relatifs à la procédure. La cour administrative d’appel, après avoir constaté l’irrégularité du jugement de première instance pour omission à statuer, a annulé celui-ci et a statué directement sur la requête par la voie de l’évocation.

Saisie de la contestation de l’arrêté préfectoral, la juridiction d’appel devait déterminer si l’administration, dans le cadre d’une opération déclarée d’utilité publique, peut inclure dans le périmètre d’expropriation des parcelles dont la nécessité n’est pas impérieuse pour la réalisation de l’ouvrage. Autrement dit, le juge administratif peut-il sanctionner un arrêté de cessibilité au motif que l’expropriation englobe des surfaces plus étendues que ce qui est strictement indispensable au projet ? La cour a répondu par la négative, en jugeant que la seule circonstance qu’une partie des terrains ne soit pas directement affectée à l’ouvrage ne suffit pas à caractériser une illégalité, dès lors que ces terrains ne sont pas dépourvus de tout lien avec l’opération. En effet, selon les juges d’appel, il n’était pas établi que l’expropriant « était en mesure de réaliser l’opération dans des conditions équivalentes sans exproprier ces terrains ».

Cette décision, tout en rappelant les limites du contrôle exercé par le juge sur les choix de l’administration en matière d’expropriation (I), confirme une conception restrictive de la protection du droit de propriété, qui s’efface largement devant l’utilité publique du projet (II).

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I. L’affirmation d’un contrôle restreint de la nécessité de l’expropriation

La cour administrative d’appel adopte une position classique en matière de contentieux de l’expropriation, en refusant d’examiner l’opportunité des choix techniques de l’administration (A) et en se limitant à un contrôle minimal du lien entre les parcelles expropriées et l’opération projetée (B).

A. Le refus de contrôler l’opportunité du tracé

Le juge administratif se refuse traditionnellement à substituer son appréciation à celle de l’administration concernant les modalités techniques d’un projet d’aménagement. L’arrêt commenté applique rigoureusement ce principe en écartant l’argument de la société requérante relatif à l’existence d’un tracé alternatif. La cour rappelle qu’il « n’appartient pas au juge administratif de contrôler la pertinence du tracé choisi pour la réalisation de l’opération projetée ». Cette position est constante et vise à préserver la séparation des pouvoirs, le juge n’étant pas un administrateur. Le choix entre différentes options techniques relève de la seule compétence de l’autorité expropriante, sous réserve de l’erreur manifeste d’appréciation, qui n’était pas invoquée ici.

Ainsi, la seule existence d’une solution alternative, même si elle paraissait moins dommageable pour la propriété privée, ne peut suffire à invalider le projet retenu. Le contrôle du juge se concentre sur la légalité et le bilan global de l’opération, et non sur une analyse comparative des mérites de chaque option envisagée par l’administration. Cette retenue garantit à l’administration une marge de manœuvre indispensable à la conduite de projets complexes.

B. L’appréciation limitée du lien entre les parcelles et l’opération

Le cœur du raisonnement des juges d’appel réside dans l’analyse de la proportionnalité de l’emprise foncière. La société requérante soutenait que l’expropriation était excessive, une partie des terrains n’étant pas strictement nécessaire à la construction de la route. La cour rejette cet argument en se fondant sur un critère de contrôle restreint. Elle vérifie uniquement si les parcelles concernées sont « sans rapport avec l’opération déclarée d’utilité publique ». En l’espèce, elle constate que les terrains litigieux, bien que non directement intégrés à l’assiette de la route, présentent un lien avec le projet en raison de « leur proximité avec le nouveau tracé de la RN 164 et du fait qu’elles comportent une construction ».

Ce faisant, la cour refuse de s’engager dans un examen détaillé de la nécessité absolue de chaque mètre carré de terrain. Elle se contente de vérifier l’absence de détournement de pouvoir, c’est-à-dire que l’administration n’a pas inclus dans le périmètre des parcelles totalement étrangères à l’objectif poursuivi. La charge de la preuve pèse alors lourdement sur l’exproprié, qui doit démontrer non seulement le caractère non indispensable du terrain, mais aussi que l’administration aurait pu réaliser l’opération « dans des conditions équivalentes » sans cette emprise. Cette exigence rend la contestation de l’étendue de l’expropriation particulièrement difficile.

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Cette approche minimaliste du contrôle de la nécessité des emprises, si elle est orthodoxe, conduit à interroger la portée réelle de la protection accordée au droit de propriété dans le cadre de la procédure d’expropriation.

II. La portée consolidée d’une protection formelle du droit de propriété

Bien que la cour sanctionne une défaillance procédurale en première instance, démontrant son attachement au respect des formes (A), sa décision sur le fond illustre la prévalence de l’intérêt général sur le droit de propriété, dont la protection apparaît finalement limitée (B).

A. La sanction de l’omission à statuer : une garantie procédurale effective

Il convient de souligner que la cour administrative d’appel fait preuve de rigueur sur le plan procédural. Elle annule le jugement du tribunal administratif de Rennes pour un vice de forme, à savoir une omission à statuer. Les premiers juges n’avaient « ni visé, ni répondu » au moyen tiré du caractère disproportionné de l’arrêté, alors que ce moyen n’était pas inopérant. Cette annulation, prononcée sur le fondement de l’article L. 9 du code de justice administrative, rappelle que le droit à un procès équitable impose au juge de répondre à l’ensemble des arguments soulevés par les parties.

Cette sanction garantit à l’administré que ses moyens seront examinés, même s’ils sont finalement rejetés. Elle constitue une protection procédurale essentielle, un rempart contre une justice qui semblerait expéditive. Néanmoins, cette garantie formelle ne préjuge en rien de l’issue du litige sur le fond. En l’espèce, après avoir censuré le jugement pour la forme, la cour, statuant par évocation, rejette l’ensemble des prétentions de la requérante, démontrant que la rigueur procédurale ne conduit pas nécessairement à une protection substantielle des droits contestés.

B. L’insuffisance du bilan au regard de l’étendue de l’emprise

Sur le fond, l’arrêt confirme que le contrôle de proportionnalité en matière d’expropriation demeure global. Le juge évalue l’utilité publique d’une opération en mettant en balance ses avantages et ses inconvénients, parmi lesquels figure l’atteinte à la propriété privée. Or, la décision commentée montre que cette mise en balance porte sur le projet dans son ensemble, et non sur la nécessité de chaque parcelle incluse dans le périmètre. L’argument relatif aux nuisances futures pour un centre de rééducation est ainsi écarté au motif que le maître d’ouvrage a prévu des mesures compensatoires jugées suffisantes par le commissaire enquêteur, et que ces nuisances ne sont pas « excessives au regard de l’intérêt que présente cette opération ».

Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence bien établie qui accorde une large place à l’appréciation de l’administration. Elle constitue un arrêt d’espèce qui ne modifie pas l’état du droit mais en applique les principes de manière classique. Sa portée est donc avant tout illustrative : elle confirme qu’une fois l’utilité publique d’un projet reconnue, la contestation de l’étendue des emprises nécessaires à sa réalisation ne peut prospérer que dans l’hypothèse restrictive où une partie des terrains serait manifestement sans aucun lien avec l’opération. La protection du droit de propriété, bien que constitutionnellement garantie, reste donc soumise à une appréciation souveraine de l’administration, faiblement contrôlée par le juge.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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