Cour d’appel administrative de Marseille, le 23 avril 2025, n°24MA02805

En matière de contentieux administratif, l’office du juge des référés est fréquemment sollicité pour l’organisation de mesures d’instruction en prévision d’un litige au fond. Par une ordonnance rendue le 23 avril 2025, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Marseille a précisé les conditions d’application de l’expertise prévue à l’article R. 532-1 du code de justice administrative, notamment quant aux parties pouvant y être attraites. En l’espèce, un usager de la route, victime d’un accident de la circulation qu’il imputait à une plaque d’égout défectueuse sur la voie publique, avait obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Marseille la désignation d’un expert. Cette mesure d’instruction avait été ordonnée à l’encontre de la métropole en charge de la voirie, mais également d’une société de télécommunication privée. Cette dernière a interjeté appel de l’ordonnance, contestant sa mise en cause dans les opérations d’expertise au motif qu’elle n’était pas propriétaire de l’ouvrage et que sa responsabilité ne pouvait être engagée. Se posait alors au juge d’appel la question de savoir si une personne privée pouvait être maintenue dans une procédure d’expertise dès lors que des indices, sans constituer une preuve irréfutable, rendaient sa participation pertinente pour la manifestation de la vérité. Le juge des référés de la cour administrative d’appel a rejeté la requête de la société, considérant que sa présence n’était pas manifestement étrangère au litige susceptible d’être engagé au fond et qu’elle pouvait, en tout état de cause, éclairer les travaux de l’expert en qualité de sachant.

La solution retenue par le juge administratif d’appel confirme une approche extensive des conditions de mise en cause dans une expertise-référé (I), tout en réaffirmant le caractère largement accessible de cette mesure d’instruction pour la victime d’un dommage de travaux publics (II).

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I. L’extension pragmatique des opérations d’expertise à une personne privée

Le juge des référés justifie le maintien de la société privée dans la procédure d’expertise en s’appuyant d’une part sur une appréciation large de la notion de partie à l’instance (A) et, d’autre part, sur l’utilité potentielle de sa participation en tant que sachant (B).

A. La conception souple de la partie à la mesure d’instruction

La décision commentée rappelle le principe selon lequel « peuvent être appelées en qualité de parties à une expertise ordonnée sur le fondement des dispositions de l’article R. 532-1 du code de justice administrative, les personnes qui ne sont pas manifestement étrangères au litige susceptible d’être engagé ». En appliquant ce critère, le juge n’exige pas une preuve certaine de l’implication de la personne attraite. En l’espèce, bien que la société de télécommunication conteste être propriétaire de l’ouvrage en cause, le juge relève que la plaque litigieuse porte l’inscription « réseau télécom ». Cet élément factuel, bien qu’insuffisant pour établir la propriété, suffit à créer un lien de rattachement plausible avec le litige futur. Le juge considère ainsi que la société « n’est pas manifestement étrangère au litige susceptible d’être engagé », ce qui justifie sa présence aux opérations d’expertise. Cette interprétation privilégie une approche préventive, visant à garantir le caractère pleinement contradictoire de l’expertise et à éviter qu’une partie potentiellement responsable ne soit écartée à un stade précoce sur la base d’incertitudes factuelles. La charge de la preuve est ainsi allégée pour le demandeur, qui n’a pas à démontrer l’imputabilité du dommage mais seulement l’existence d’un lien non manifestement inexistant.

B. La justification subsidiaire par la qualité de sachant

Au-delà de sa qualité de partie potentielle au litige principal, le juge ajoute une justification alternative et particulièrement pragmatique au maintien de la société dans la procédure. Il énonce en effet qu’« elle peut être regardée comme étant, en qualité de sachant, susceptible d’apporter un éclairage quelconque à l’expert ». Cette précision est éclairante, car elle permet de légitimer la présence d’une personne non pas au titre d’une responsabilité éventuelle, mais en raison de sa compétence technique ou de sa connaissance spécifique d’un domaine. La société de télécommunication, venant aux droits de l’opérateur historique et gérant une part substantielle des réseaux, dispose d’une expertise technique qui peut s’avérer déterminante pour identifier l’origine et la propriété de l’ouvrage défectueux. Le juge des référés utilise ainsi toute la latitude que lui confèrent les textes pour assurer l’efficacité de la mesure d’instruction. En joignant la qualité de sachant à celle de partie potentielle, il confère à l’expert les moyens les plus étendus pour mener à bien sa mission, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Une fois confirmée la composition des parties à l’expertise, le juge se devait de répondre aux arguments qui mettaient en doute le bien-fondé même de la mesure, rappelant ainsi les conditions de son utilité.

II. L’utilité réaffirmée de l’expertise en matière de dommage de travaux publics

L’ordonnance réaffirme le principe d’une appréciation bienveillante de l’utilité de l’expertise, en se fondant d’une part sur le critère de l’absence non manifeste d’un lien de causalité (A) et d’autre part en l’appliquant au régime de la présomption de défaut d’entretien normal (B).

A. Le critère de l’absence non manifeste du fait générateur

Le juge des référés rappelle avec précision les conditions d’octroi d’une mesure d’expertise, en citant une décision du Conseil d’État. Il ne peut y faire droit « en l’absence manifeste, en l’état de l’instruction, de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre celui-ci et le fait générateur ». Le contrôle opéré est donc négatif : le juge n’examine pas si le droit à réparation du demandeur est certain, mais seulement s’il n’est pas manifestement inexistant. Cette approche est justifiée par la nature même du référé-instruction, qui ne vise pas à trancher le litige mais à collecter les éléments techniques qui permettront au juge du fond de le faire. En l’espèce, la victime produisait une attestation de témoin, des photographies et un compte-rendu d’intervention des sapeurs-pompiers. Le juge considère que « ces éléments laissent en eux-mêmes suspecter que les faits pourraient être établis ». Il refuse ainsi de se livrer à une appréciation approfondie des circonstances de l’accident, qui relève de l’office du juge du principal, et se borne à constater que l’action au fond n’est pas vouée à un échec certain.

B. L’application à la présomption de défaut d’entretien normal

La pertinence de cette analyse est renforcée par la nature de la responsabilité susceptible d’être engagée. Le juge prend soin de rappeler le régime de la responsabilité pour dommage causé à un usager par un ouvrage public. Cette responsabilité est engagée de plein droit si le dommage est imputable à un « défaut d’entretien normal de l’ouvrage ». La victime n’a donc pas à prouver une faute de la personne publique, mais seulement l’existence de ce défaut et son lien avec le préjudice. Or, la présence d’une plaque mal scellée sur une voie de circulation constitue précisément l’un des exemples les plus classiques de défaut d’entretien normal. En conséquence, le juge conclut logiquement qu’il n’appartient pas à la victime, au stade du référé, « d’établir l’existence d’un défaut d’entretien normal ou un lien de causalité ». Les éléments qu’elle a fournis suffisent à rendre vraisemblable l’existence d’un tel défaut. L’expertise est donc jugée utile car elle permettra précisément de caractériser l’état de l’ouvrage et de confirmer ou d’infirmer la présomption qui pèse sur son gardien.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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