Par un arrêt en date du 11 avril 2025, la Cour administrative d’appel de Marseille se prononce sur les conséquences financières de difficultés survenues lors de l’exécution d’un marché public de travaux.
En l’espèce, un établissement public agissant en qualité de maître d’ouvrage a attribué à un groupement d’entreprises un marché à prix unitaires pour la réhabilitation d’un ouvrage d’adduction d’eau. La maîtrise d’œuvre de l’opération était confiée à une société tierce. À la suite de la réception des travaux, un désaccord est apparu sur le montant du solde du marché, le groupement d’entreprises réclamant le paiement de sommes importantes au titre de travaux supplémentaires et de surcoûts divers. Le maître d’ouvrage ayant rejeté la réclamation, le groupement a saisi le tribunal administratif de Nice, qui n’a que très partiellement fait droit à sa demande. Le groupement a alors interjeté appel, mettant en cause tant le maître d’ouvrage pour le paiement du solde du marché que le maître d’œuvre sur un fondement quasi-délictuel.
Il appartenait ainsi à la cour de déterminer si le titulaire d’un marché à prix unitaires pouvait réclamer au maître d’ouvrage la rémunération de prestations modifiées avant la signature du contrat ou de surcoûts liés à des difficultés d’exécution. Il lui revenait également de préciser les conditions d’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle du maître d’œuvre par le constructeur pour des manquements dans la phase de conception du projet.
À ces questions, la cour administrative d’appel répond de manière différenciée. D’une part, elle écarte les demandes dirigées contre le maître d’ouvrage, considérant que les modifications acceptées avant signature ne peuvent donner lieu à un supplément de prix et que les difficultés d’exécution n’ouvrent pas droit à indemnisation en l’absence de sujétion imprévue ou de faute avérée du maître d’ouvrage. D’autre part, elle admet le principe de la responsabilité du maître d’œuvre pour des études préalables potentiellement insuffisantes, mais ordonne une expertise judiciaire pour évaluer le lien de causalité et le montant du préjudice, jugeant un rapport d’expertise privé insuffisant à ce stade. La solution adoptée par les juges d’appel illustre une application rigoureuse des règles contractuelles envers le maître de l’ouvrage (I), tout en ménageant la possibilité d’une indemnisation sur le terrain quasi-délictuel à l’encontre du maître d’œuvre (II).
I. La confirmation d’une application stricte du cadre contractuel face au maître d’ouvrage
La décision commentée applique avec rigueur les principes régissant les marchés publics à prix unitaires en rejetant les demandes de rémunération complémentaire du groupement. Elle refuse de compenser les surcoûts issus d’une modification acceptée lors de la mise au point du contrat (A) et écarte l’indemnisation des difficultés d’exécution en l’absence de conditions spécifiques remplies (B).
A. L’intangibilité des prestations issues de la mise au point contractuelle
Le groupement d’entreprises sollicitait une indemnisation pour des travaux supplémentaires résultant d’une modification des conditions d’accès au chantier. Cette modification avait été actée dans un document de « mise au point » juste avant la signature du marché. La cour rappelle que cette phase de mise au point, prévue par le droit des marchés publics, permet des ajustements avant l’engagement définitif des parties. Elle en déduit logiquement que « le titulaire a accepté ces modifications en signant le contrat définitif ». Par conséquent, les prestations réalisées étaient conformes aux stipulations contractuelles finales et ne pouvaient être qualifiées de travaux supplémentaires ouvrant droit à une rémunération additionnelle.
Cette solution réaffirme la force obligatoire du contrat et l’importance de la phase de négociation finale. En signant le marché, le cocontractant est réputé avoir accepté l’ensemble de ses clauses, y compris celles qui ont été ajustées lors de la mise au point. Il ne peut ensuite, en cours d’exécution, se prévaloir d’une version antérieure des documents de consultation pour réclamer un supplément de prix. Cette position garantit la sécurité juridique et la stabilité des relations contractuelles, en incitant les opérateurs économiques à une vigilance accrue avant de s’engager définitivement. L’arrêt souligne ainsi que la signature de l’acte d’engagement purge les éventuels désaccords antérieurs à sa conclusion.
B. Le rejet de l’indemnisation des surcoûts d’exécution
Le groupement demandait également l’indemnisation de surcoûts importants liés à la « sécurisation du planning ». Ces frais correspondaient à des moyens supplémentaires mis en œuvre pour respecter les délais contractuels face à diverses difficultés de chantier. La cour analyse cette demande au regard des deux régimes susceptibles de fonder une telle indemnisation : les sujétions imprévues et la faute du maître d’ouvrage. Or, elle constate qu’aucun des deux n’est caractérisé. D’une part, il n’est pas démontré que les difficultés rencontrées résultaient d’une « cause extérieure aux parties », condition essentielle de la sujétion imprévue. D’autre part, la simple invocation de fautes du maître d’œuvre ou d’une étude géotechnique insuffisante ne suffit pas à établir une « faute du maître d’ouvrage dans l’identification de ses besoins ou la direction des marchés ».
Cette analyse rappelle la distinction fondamentale entre les aléas ordinaires d’un chantier, qui demeurent à la charge du titulaire, et les circonstances exceptionnelles pouvant donner lieu à indemnisation. L’arrêt confirme que le régime de l’imprévision est d’interprétation stricte et ne vise pas à couvrir toutes les difficultés d’exécution. De plus, il réitère une solution classique en matière de responsabilité : pour engager celle du maître d’ouvrage, une faute personnelle et directe de sa part doit être prouvée par le constructeur. Les carences d’un autre intervenant, comme le maître d’œuvre, ne suffisent pas à caractériser automatiquement une faute du maître d’ouvrage, chacun répondant de ses propres manquements.
II. L’ouverture d’une action en responsabilité conditionnée contre le maître d’œuvre
Si elle se montre stricte sur le plan contractuel, la cour adopte une approche plus nuancée sur le terrain quasi-délictuel. Elle admet le bien-fondé du principe d’une action en responsabilité dirigée contre le maître d’œuvre pour ses manquements (A), mais encadre fermement les modalités de preuve du préjudice en ordonnant une mesure d’instruction (B).
A. L’admission du principe de la responsabilité pour défaut de conception
Le groupement d’entreprises recherchait la responsabilité quasi-délictuelle du maître d’œuvre, avec lequel il n’avait pas de lien contractuel, en raison de fautes dans la conception du projet, notamment une insuffisance des études géotechniques. La cour rappelle d’abord le cadre juridique applicable : « le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction ». S’appuyant sur un rapport d’expertise privé produit par les sociétés requérantes, elle relève des éléments tendant à démontrer que les études géotechniques fournies étaient lacunaires et non conformes aux règles de l’art pour un projet d’une telle complexité. L’expert privé y estime que « le groupement ne semble pas avoir été en possession de tous les éléments nécessaires à l’estimation à la juste valeur du coût des travaux ».
En se fondant sur ces éléments, la cour considère que le principe d’une faute du maître d’œuvre est suffisamment vraisemblable pour justifier la poursuite de l’examen de la demande. Cette approche confirme une jurisprudence bien établie qui permet aux différents intervenants d’une opération de travaux publics d’agir les uns contre les autres sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle en cas de préjudice causé par les manquements contractuels de l’un envers le maître d’ouvrage. L’arrêt illustre ainsi la portée des obligations du maître d’œuvre, dont la mission de conception est essentielle à la bonne exécution du chantier.
B. La nécessité d’une expertise judiciaire pour l’établissement du préjudice
Bien qu’elle admette le principe de la responsabilité, la cour refuse de statuer sur le montant des préjudices sur la seule base du rapport d’expertise privé. Elle motive ce refus en soulignant que cette expertise « a été réalisée de manière non contradictoire, et ne procède pas à une analyse de la justification des surcoûts invoqués ». De plus, elle note que les prix nouveaux proposés par le groupement incluent une marge bénéficiaire, alors que l’indemnisation d’un préjudice quasi-délictuel doit se limiter aux « frais supplémentaires supportés », à l’exclusion de tout profit. Face à cette incertitude, la cour décide de prescrire une expertise judiciaire pour évaluer contradictoirement l’imputabilité des manquements et le montant exact du préjudice.
Cette décision met en lumière le rôle central du juge administratif dans l’appréciation de la force probante des éléments qui lui sont soumis. Elle marque la limite d’un rapport d’expertise unilatéral : s’il peut suffire à établir le principe d’une faute, il est souvent jugé insuffisant pour quantifier de manière incontestable un préjudice complexe. Le recours à l’expertise judiciaire, mesure d’instruction classique, apparaît comme une solution pragmatique pour garantir le respect du principe du contradictoire et assurer une juste évaluation des dommages. De manière notable, la cour invite également les parties, avant de nommer un expert, à explorer la voie de la médiation, témoignant d’une volonté de favoriser les modes alternatifs de règlement des litiges, y compris à un stade avancé de la procédure.