Cour d’appel administrative de Lyon, le 19 décembre 2024, n°23LY03396

Par un arrêt en date du 19 décembre 2024, la cour administrative d’appel de Lyon s’est prononcée sur les conditions dans lesquelles des tiers peuvent contester la décision d’une personne publique de résilier unilatéralement des marchés publics.

En l’espèce, une commune avait engagé un projet de construction d’une nouvelle école, concluant pour ce faire un marché de maîtrise d’œuvre ainsi que plusieurs marchés de travaux. Par une délibération ultérieure, le conseil municipal a toutefois décidé de mettre un terme à ce projet et, par voie de conséquence, de résilier l’ensemble des contrats en cours d’exécution. Des habitants de la commune, agissant en qualité de contribuables locaux et pour certains d’usagers du service public, ont saisi le tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation de cette délibération. Par un jugement du 31 août 2023, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté leur demande comme irrecevable, au motif qu’ils ne justifiaient pas d’un intérêt leur donnant qualité pour agir. Les requérants ont alors interjeté appel de ce jugement, contestant l’appréciation des premiers juges sur leur intérêt à agir et soutenant, sur le fond, l’illégalité de la délibération litigieuse.

Il appartenait ainsi aux juges d’appel de déterminer si des contribuables locaux justifient d’un intérêt suffisant pour contester par la voie du recours pour excès de pouvoir la délibération de leur commune décidant de résilier des marchés publics, et, le cas échéant, si la seule décision d’abandonner un projet constitue un motif d’intérêt général justifiant une telle résiliation.

La cour administrative d’appel annule le jugement du tribunal administratif, considérant que la qualité de contribuable communal est suffisante pour justifier d’un intérêt à agir contre une délibération ayant une incidence directe sur le budget local. Statuant ensuite par la voie de l’évocation, elle rejette cependant la demande au fond, estimant que l’abandon du projet de construction constitue en soi un motif d’intérêt général justifiant la résiliation des contrats, sans que le juge ait à en contrôler les raisons ou la proportionnalité.

L’arrêt commenté présente un double intérêt. Il clarifie les conditions de recevabilité du recours d’un tiers contre l’acte de résiliation d’un contrat administratif (I), avant de rappeler l’étendue du pouvoir de résiliation unilatérale dont dispose l’administration (II).

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I. L’élargissement de l’intérêt à agir du tiers contribuable contre la résiliation d’un contrat administratif

La cour administrative d’appel adopte une position libérale quant à la recevabilité du recours, en consacrant un intérêt à agir de principe pour le contribuable local (A), ce qui renforce le contrôle citoyen sur la gestion contractuelle des collectivités (B).

A. La consécration d’un intérêt à agir de principe pour le contribuable local

En premier lieu, la cour annule le jugement de première instance qui avait opposé l’irrecevabilité aux requérants. Pour ce faire, elle énonce une règle claire selon laquelle « une délibération ayant une incidence directe sur le budget communal, cet effet suffit à conférer à un requérant établissant sa qualité de contribuable communal un intérêt à agir ». Cette affirmation est notable car elle dispense le requérant de prouver l’importance de l’impact financier ; la simple existence d’une conséquence, même minime, sur les finances locales ouvre le droit au recours. En l’espèce, la résiliation des marchés entraînait nécessairement le versement d’indemnités aux anciens cocontractants, ce qui suffisait à caractériser cette incidence budgétaire.

La cour écarte également l’argument de la commune selon lequel les tiers ne seraient plus recevables qu’à saisir le juge du contrat. Elle juge qu’une telle restriction porterait une atteinte excessive au droit au recours des requérants, le recours pour excès de pouvoir demeurant ouvert contre de tels actes administratifs unilatéraux. Cette solution, pragmatique, permet de ne pas priver les tiers de toute voie de droit lorsque la jurisprudence relative aux actions contractuelles évolue. Ainsi, en se fondant sur leur qualité de contribuables, les habitants de la commune étaient bien recevables à contester la délibération.

B. Une solution libérale renforçant le contrôle de la gestion contractuelle locale

En second lieu, cette solution s’inscrit dans un mouvement de fond visant à élargir les possibilités de contrôle de l’action administrative par les citoyens. En ne conditionnant pas l’intérêt à agir du contribuable à « l’importance suffisante » des conséquences financières de la décision, la cour facilite l’accès au prétoire. Elle considère que tout choix de gestion contractuelle ayant un coût pour la collectivité, comme c’est le cas d’une résiliation indemn_isée, concerne par nature l’ensemble des contribuables qui financent le budget communal.

Cette approche permet de soumettre au contrôle du juge des décisions qui, autrement, pourraient échapper à toute censure contentieuse, faute de requérants disposant d’un intérêt jugé assez direct et certain. La qualité d’usager du service public, également invoquée, est reconnue comme un intérêt pertinent, en particulier lorsque le projet abandonné concerne une infrastructure publique comme une école. La décision commentée confirme donc que la qualité de contribuable local constitue une porte d’entrée solide pour contester les actes administratifs détachables d’un contrat ayant des répercussions financières.

Après avoir largement ouvert la voie du recours, la cour se penche sur le bien-fondé des moyens soulevés et adopte une position beaucoup plus restrictive quant à l’étendue de son contrôle.

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II. La réaffirmation de l’étendue du pouvoir de résiliation unilatérale de l’administration

Si le juge accepte de contrôler l’acte, il se refuse cependant à en apprécier l’opportunité, considérant que l’abandon du projet est un motif d’intérêt général autosuffisant (A), ce qui révèle une conception extensive de ce motif limitant de fait la portée de son contrôle (B).

A. L’abandon du projet comme motif d’intérêt général autosuffisant

Sur le fond du litige, la cour rappelle d’abord le principe fondamental selon lequel « la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat ». L’originalité de l’arrêt réside dans l’application qu’il fait de ce principe. Pour les juges, la décision de résiliation étant la conséquence directe de l’abandon du projet de construction, elle est de ce seul fait justifiée par un motif d’intérêt général. Le raisonnement est particulièrement direct et sans équivoque.

La cour précise en effet que « indépendamment des motifs qui ont amené la commune, dans l’exercice de sa libre administration, à cet abandon et nonobstant le montant des indemnités dues en conséquence aux cocontractants, la résiliation litigieuse est justifiée par un motif d’intérêt général ». En d’autres termes, le juge se refuse à examiner les raisons sous-jacentes qui ont conduit la nouvelle majorité municipale à renoncer au projet initié par la précédente. Le choix politique d’abandonner une opération est considéré comme suffisant en soi pour constituer le motif d’intérêt général requis pour la résiliation des contrats qui en découlaient.

B. Une conception extensive du motif d’intérêt général limitant le contrôle du juge

Cette interprétation consacre une vision très large du motif d’intérêt général, qui se confond ici avec la liberté de choix de l’administration. En validant la résiliation sans s’interroger sur l’opportunité de l’abandon du projet, le juge administratif réaffirme le principe de la libre administration des collectivités territoriales. Il ne lui appartient pas de se substituer aux élus pour juger si un projet de construction est plus opportun qu’un autre ou que son abandon. Le contrôle se limite à vérifier l’existence d’un motif de cette nature, sans en apprécier la pertinence.

De manière tout aussi significative, la cour écarte le moyen tiré de la disproportion de la mesure. Elle juge que dès lors que la résiliation « est ainsi justifiée par un motif d’intérêt général, les requérants ne sauraient utilement arguer du caractère disproportionné des conséquences de cette décision ». Le contrôle de proportionnalité, souvent utilisé pour sanctionner des mesures administratives excessives, est ici neutralisé. La présence d’un motif d’intérêt général suffit à valider la décision dans son principe comme dans ses effets, refermant ainsi la porte que la recevabilité du recours avait ouverte.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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