Cour d’appel administrative de Douai, le 28 août 2025, n°24DA01351

En matière de marchés publics, l’exécution des obligations contractuelles est essentielle à la bonne fin des opérations. Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 28 août 2025 illustre les difficultés pouvant naître d’une chaîne de contrats et le rôle d’un mécanisme de garantie de paiement, la délégation. En l’espèce, une commune avait confié des travaux d’aménagement à une société, laquelle avait commandé des fournitures spécifiques à une autre entreprise. Afin de garantir le paiement de ces fournitures, une convention de délégation de paiement fut conclue entre les trois parties, par laquelle la commune, en qualité de délégué, s’engageait à payer directement le fournisseur, délégataire, sur demande de ce dernier. Le fournisseur, n’ayant pas obtenu le paiement intégral de la part de l’entreprise principale, le délégant, a mis en œuvre cette délégation. Face au refus de la commune, le fournisseur a obtenu une décision de justice condamnant l’entreprise principale au paiement, mais le recouvrement de la créance est demeuré partiel. Le fournisseur a alors saisi la juridiction administrative pour obtenir la condamnation de la commune. Le tribunal administratif de Lille, par un jugement du 21 mai 2024, a fait droit à sa demande. La commune a interjeté appel de ce jugement, soutenant principalement que le fournisseur avait commis une faute en lui transmettant tardivement ses factures, que l’existence d’un titre exécutoire contre l’entreprise principale faisait obstacle à sa propre condamnation et que le montant réclamé n’était pas justifié. La question se posait donc de savoir si un maître d’ouvrage, engagé en qualité de délégué dans une convention de délégation de paiement, pouvait se décharger de son obligation en invoquant une faute du délégataire dans la mise en œuvre de la convention ou l’existence d’une autre voie de recouvrement. La cour administrative d’appel a rejeté la requête de la commune, confirmant sa condamnation. Elle juge que l’obligation du délégué est autonome et ne peut être écartée en se fondant sur une prétendue faute du délégataire non prévue au contrat, ni sur des exceptions tirées de ses rapports avec le délégant. Elle précise toutefois que pour éviter un enrichissement sans cause, il appartient au délégataire de justifier des sommes déjà perçues de la part du délégant.

La décision de la cour vient ainsi rappeler avec force le caractère autonome de l’engagement du délégué dans le cadre d’une délégation de paiement (I), tout en encadrant sa mise en œuvre par l’exigence probatoire d’un paiement partiel afin de prévenir tout enrichissement injustifié (II).

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I. La consécration de l’autonomie de l’engagement du délégué

L’arrêt réaffirme l’étanchéité de l’obligation du délégué en écartant tant les exceptions fondées sur une prétendue faute du créancier délégataire (A) que celles issues de la relation contractuelle entre le délégué et le délégant (B).

A. Le rejet des exceptions tirées d’une faute du délégataire

La commune appelante soutenait que la transmission tardive des factures par le fournisseur constituait une faute de nature à l’exonérer de son obligation de paiement. La cour écarte cet argument en se fondant sur une interprétation stricte de la convention des parties. Elle relève que, selon les termes du contrat, la demande de paiement était valablement formée par le seul envoi des factures, sans qu’une condition de délai ne soit stipulée. La cour souligne ainsi qu’une « clause, qui a été rédigée en des termes clairs et précis au sens de l’article 1192 du code civil, fait obstacle à ce qu’il y ait lieu de rechercher la commune intention des parties ». Ce faisant, le juge administratif refuse d’interpréter un contrat lorsque ses stipulations ne présentent aucune ambiguïté, appliquant un principe fondamental du droit des obligations. En l’absence de toute exigence de concomitance dans la transmission des factures, le moyen tiré d’une faute du fournisseur ne pouvait qu’être jugé inopérant, consacrant la sécurité juridique attachée à la lettre même de l’engagement. L’autonomie de la délégation de paiement se manifeste ici par son imperméabilité aux comportements du créancier qui ne contreviennent pas expressément aux obligations définies par l’acte.

B. L’inopposabilité des exceptions issues des rapports entre le délégué et le délégant

Le second axe de défense de la commune consistait à arguer qu’elle avait déjà réglé le solde du marché à l’entreprise principale, incluant le montant des fournitures litigieuses. La cour rejette également cette argumentation en se référant au principe d’inopposabilité des exceptions, consubstantiel à la délégation de paiement. Elle énonce que « la circonstance que la commune de Roubaix a inclus le montant des fournitures dues à la société Oxium dans le décompte général et définitif qu’elle a notifié à la société Label Bat, est sans incidence sur l’obligation de paiement qu’elle tenait de cette convention ». Cette solution est une application directe de l’article 1336 du code civil, lequel dispose que le délégué ne peut opposer au délégataire aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant. Le paiement effectué au profit du délégant est donc sans effet libératoire à l’égard du délégataire. L’obligation du délégué envers le délégataire est nouvelle et autonome ; elle ne dépend ni de l’existence ni de l’extinction de la créance du délégant sur le délégué. La décision renforce ainsi la position du fournisseur créancier, qui est protégé contre les aléas de la relation contractuelle principale à laquelle il est tiers.

Après avoir ainsi blindé le principe de l’autonomie de l’engagement du délégué, la cour se penche sur les modalités pratiques de son exécution dans le cadre d’une délégation imparfaite.

II. La mise en œuvre conditionnée de la délégation imparfaite

Si l’obligation du délégué est autonome, sa mise en œuvre demeure liée à la créance initiale dans une délégation imparfaite. L’arrêt confirme la coexistence de deux débiteurs (A) mais la subordonne à une obligation de justification pesant sur le créancier, destinée à écarter tout risque d’enrichissement sans cause (B).

A. L’affirmation de la coexistence de deux débiteurs

La commune soutenait que l’existence d’une ordonnance de référé condamnant l’entreprise principale au paiement empêchait sa propre condamnation. La cour réfute cette analyse en rappelant la nature de la délégation imparfaite, qui ne décharge pas le débiteur originel. Se référant à l’article 1338 du code civil, elle explique que ce mécanisme « donne au délégataire un second débiteur ». Loin d’être alternative ou subsidiaire, l’obligation du délégué s’ajoute à celle du délégant. Le fournisseur créancier dispose donc de deux actions distinctes contre deux débiteurs tenus pour la même dette. Il est libre de poursuivre l’un ou l’autre, ou les deux, jusqu’à complet paiement. La cour précise donc logiquement que « l’application de la convention de délégation de paiement n’était pas subordonnée à la justification, par la société Oxium, de l’impossibilité dans laquelle elle se serait trouvée de recouvrer l’intégralité de la somme ». Le choix du débiteur à poursuivre est une prérogative du créancier, et non une condition de mise en jeu de la délégation.

B. La charge de la preuve du paiement partiel comme garde-fou à l’enrichissement sans cause

Toutefois, la coexistence de deux dettes ne doit pas permettre au créancier d’être payé deux fois. La cour, tout en rejetant l’argument de l’enrichissement sans cause tel que formulé par la commune, en retient l’esprit pour encadrer le paiement final. Elle énonce qu’« il incombe néanmoins à la société Oxium, afin, ainsi que le relève la commune, d’éviter un enrichissement sans cause, de justifier […] de la somme effectivement versée à son profit par la société Label Bat ». Le paiement fait par l’un des débiteurs libère l’autre à due concurrence. C’est donc au créancier qui actionne le second débiteur de prouver ce qui lui reste dû après déduction des paiements partiels reçus du premier. En l’espèce, la cour constate que le fournisseur a satisfait à cette exigence en produisant un « décompte détaillé établi le 11 avril 2024 par un commissaire de justice ». Cette solution pragmatique concilie la force de l’engagement autonome du délégué avec l’équité, en s’assurant que le montant de la condamnation correspond exactement au préjudice subsistant du créancier. La charge de la preuve est ainsi logiquement placée sur celui qui détient l’information relative aux paiements reçus.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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