Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 9 avril 2025, n°23BX01096

Par un arrêt en date du 9 avril 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur l’étendue de la garantie décennale des constructeurs et les conditions de son exonération. En l’espèce, un syndicat intercommunal avait confié à une société une mission de diagnostic puis de maîtrise d’œuvre pour la réhabilitation de digues protégeant un courant marin. À la suite de tempêtes, des désordres importants sont apparus sur un tronçon de l’un des ouvrages. Après expertise judiciaire, le maître d’ouvrage a recherché la responsabilité du maître d’œuvre sur le fondement de la garantie décennale. Le tribunal administratif de Pau, par un jugement du 23 février 2023, a reconnu la responsabilité du maître d’œuvre mais a limité l’indemnisation, retenant une faute du maître d’ouvrage consistant en un défaut d’entretien. Le syndicat intercommunal a interjeté appel afin d’obtenir la réparation intégrale de son préjudice, tandis que le maître d’œuvre a formé un appel incident visant à être totalement exonéré de sa responsabilité. La question soumise à la cour était double : d’une part, de déterminer si un manquement du maître d’ouvrage à son obligation d’entretien pouvait constituer une cause d’exonération pour le constructeur lorsque le dommage résulte d’un vice de conception ; d’autre part, de définir les modalités de calcul de l’indemnité réparatrice lorsque les travaux de reprise confèrent à l’ouvrage une plus-value technique par rapport au projet initial. La cour administrative d’appel réforme le jugement de première instance, considérant que le défaut de conception est la cause exclusive des désordres et que, par conséquent, les travaux de réparation nécessaires pour rendre l’ouvrage conforme à sa destination doivent être intégralement pris en charge par le constructeur, sans abattement pour plus-value.

I. L’affirmation de la responsabilité de plein droit du maître d’œuvre

La cour administrative d’appel rappelle avec fermeté les principes de la garantie décennale, en confirmant d’abord que les désordres, en rendant l’ouvrage impropre à sa destination, relèvent bien de cette garantie (A), puis en écartant toute faute du maître d’ouvrage comme cause exonératoire au motif que le dommage trouve sa source exclusive dans un défaut de conception (B).

A. La caractérisation de désordres de nature décennale

La cour confirme l’analyse selon laquelle les dommages subis par la digue engagent la responsabilité décennale du constructeur. Elle relève que les décrochements des enrochements « dépassent l’aléa admissible pour un tel type d’ouvrage et présentent un caractère substantiel qui manifeste le sous-dimensionnement de l’ouvrage ». Cette constatation est essentielle, car elle permet d’établir que l’ouvrage n’a pas rempli sa fonction protectrice. En conséquence, la cour juge que « les désordres affectant cette zone de la digue nord ont rendu l’ouvrage impropre à sa destination ». Ce faisant, elle applique la définition classique du désordre de nature décennale, qui ne se limite pas à la seule atteinte à la solidité de l’ouvrage, mais s’étend à son incapacité à remplir l’usage pour lequel il a été conçu. La société de maîtrise d’œuvre ne pouvait donc utilement soutenir que le dommage relevait d’une dégradation accidentelle admissible, la garantie décennale étant un régime de responsabilité d’ordre public.

B. Le rejet de la faute du maître d’ouvrage comme cause exonératoire

La cour opère une distinction nette par rapport au raisonnement des premiers juges qui avaient retenu une faute du maître d’ouvrage pour limiter le droit à indemnisation. Elle considère que la cause véritable et unique des désordres réside dans le vice de conception imputable au maître d’œuvre. En effet, l’expertise judiciaire a démontré que les dommages provenaient de phénomènes hydrodynamiques non pris en compte lors de la conception des travaux supplémentaires. La cour en conclut que « les désordres ayant affecté cet ouvrage résultent d’un défaut de conception imputable à la société Safège ». Dès lors, toute autre cause potentielle devient inopérante. La juridiction d’appel énonce ainsi une règle de causalité stricte : « le manquement du SIPA à son obligation d’entretien de l’ouvrage, à le supposer avéré, ne saurait être qualifié de faute exonératoire des dommages en litige dès lors que les désordres résultent exclusivement d’un défaut de conception de l’ouvrage ». Cette solution réaffirme que seule une faute du maître d’ouvrage ayant un lien de causalité direct et déterminant avec le dommage peut exonérer le constructeur, ce qui n’est pas le cas d’un simple défaut d’entretien face à une erreur de conception originelle.

II. La consécration d’un droit à la réparation intégrale du préjudice

Après avoir établi le principe de la responsabilité sans partage du maître d’œuvre, la cour en tire les conséquences sur le plan indemnitaire. Elle écarte l’idée que les travaux de reprise constitueraient un enrichissement pour le maître d’ouvrage (A) et fixe l’indemnisation au coût réel des travaux nécessaires pour rendre l’ouvrage fonctionnel et pérenne (B).

A. L’exclusion de la notion d’enrichissement pour des travaux de reprise nécessaires

Le maître d’œuvre soutenait que le coût des réparations préconisées par l’expert aboutirait à une amélioration de l’ouvrage, et donc à un enrichissement sans cause pour le syndicat intercommunal. La cour rejette cette argumentation en se fondant sur la finalité même des travaux de reprise. Elle constate que les désordres étant liés à un défaut de conception, « la simple remise en état de l’ouvrage, laquelle ne suffirait pas à rendre l’ouvrage conforme à sa destination », serait inefficace. Les travaux plus conséquents, consistant à remplacer la portion défaillante par une structure différente, sont donc une nécessité technique. La cour précise que l’abattement pour plus-value ne s’applique que si les travaux « ont apporté à l’ouvrage une plus-value par rapport à la valeur des ouvrages et installations prévues au contrat ». Or, en l’espèce, il ne s’agit pas d’améliorer un ouvrage qui était conforme, mais de corriger un vice fondamental pour que l’ouvrage atteigne enfin le niveau de performance qui était contractuellement attendu.

B. La fixation de l’indemnité au coût de la remise en état effective de l’ouvrage

En toute logique, la cour tire les conséquences de son raisonnement en allouant au maître d’ouvrage l’intégralité du montant évalué par l’expert judiciaire. Le principe de la réparation intégrale impose de replacer le maître d’ouvrage dans la situation où il se serait trouvé si le contrat avait été correctement exécuté. Puisque les travaux préconisés « sont nécessaires pour rendre l’ouvrage conforme à sa destination et n’excèdent pas l’objet du marché », le maître d’œuvre ne peut prétendre à une réduction de l’indemnité. En condamnant la société à verser la somme de 246 606 euros, la cour garantit au syndicat intercommunal les moyens de disposer d’un ouvrage enfin apte à remplir sa fonction, sans avoir à supporter le surcoût lié à la correction des erreurs initiales de son cocontractant. Cette solution est protectrice des deniers publics et réaffirme que le constructeur défaillant doit assumer la totalité des conséquences de ses manquements dans le cadre de la garantie décennale.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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