8ème – 3ème chambres réunies du Conseil d’État, le 5 mai 2025, n°499328

Par un arrêt en date du 5 mai 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions d’assujettissement à la taxe foncière d’immeubles faisant l’objet d’importants travaux de restructuration. En l’espèce, une société propriétaire de plusieurs biens immobiliers s’est vu réclamer des cotisations de taxe foncière et de taxe d’enlèvement des ordures ménagères pour l’année 2021, alors que ces biens étaient en cours de rénovation lourde. La société a saisi le tribunal administratif afin d’obtenir la décharge de ces impositions, arguant de l’inaptitude des locaux à toute utilisation. Suite au rejet de sa demande par les premiers juges, l’entreprise a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Dans le cadre de ce pourvoi, elle a également soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre des dispositions de l’article 1517 du code général des impôts. Le problème de droit soulevé devant la Haute juridiction administrative était double. Il s’agissait, d’une part, de déterminer si la distinction opérée par la loi fiscale entre les modifications temporaires liées à des travaux en cours et les changements de caractéristiques physiques pérennes portait atteinte aux principes constitutionnels d’égalité. D’autre part, il convenait de préciser les critères d’appréciation de l’inaptitude d’un immeuble à son usage, susceptible de justifier une exonération de taxe foncière. Le Conseil d’État a refusé de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, estimant que la différence de traitement reposait sur un critère objectif et rationnel. En outre, il n’a pas admis le pourvoi, considérant qu’aucun des moyens soulevés n’était de nature à justifier l’annulation du jugement du tribunal administratif.

L’analyse de cette décision révèle ainsi une double confirmation de la part du juge administratif. D’un côté, il valide la conformité à la Constitution de la distinction entre modifications temporaires et pérennes pour l’évaluation de la valeur locative (I). De l’autre, il réaffirme une conception stricte de l’inaptitude d’un bien à l’usage justifiant une exonération fiscale (II).

I. La validation constitutionnelle de la distinction entre travaux en cours et changements pérennes

La Haute juridiction administrative a d’abord écarté le grief d’inconstitutionnalité soulevé par la société requérante, confirmant la logique du législateur fiscal qui distingue la nature des travaux affectant un bien. Elle a ainsi jugé que cette distinction ne créait pas de rupture d’égalité devant les charges publiques (A), consacrant par là même un critère d’évaluation fondé sur le caractère durable des modifications (B).

A. Le rejet d’une rupture d’égalité devant les charges publiques

La société requérante soutenait que le fait de ne pas prendre en compte l’indisponibilité temporaire d’un immeuble en travaux pour le calcul de sa valeur locative créait une différence de traitement injustifiée avec les propriétaires d’immeubles dont les caractéristiques étaient modifiées de façon permanente. Le Conseil d’État a écarté ce raisonnement en se fondant sur une interprétation stricte des principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques. Il a estimé que « la différence de traitement opérée par les dispositions contestées entre, d’une part, des immeubles dont l’état se trouve affecté de manière transitoire par des travaux en cours de réalisation et des immeubles dont les caractéristiques physiques ont été modifiées de manière pérenne par des travaux achevés est fondée sur un critère objectif et rationnel en rapport avec l’objet de la loi qui l’institue ». En conséquence, la question soulevée ne présentait pas le caractère sérieux nécessaire à son renvoi devant le Conseil constitutionnel. Cette solution réaffirme une jurisprudence constante selon laquelle le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que des situations différentes soient réglées de façon différente, dès lors que la distinction est justifiée par l’objectif poursuivi par la loi.

B. La confirmation d’un critère d’évaluation fondé sur la pérennité

En refusant de considérer la modification temporaire comme un changement de caractéristiques physiques, le Conseil d’État confère une portée essentielle à la notion de pérennité. La valeur locative, qui sert de base à la taxe foncière, a pour vocation de représenter le revenu théorique que le propriétaire pourrait tirer du bien. Or, une situation de travaux, par essence transitoire, ne modifie pas durablement ce potentiel de revenu une fois les opérations achevées. La solution retenue est pragmatique, car elle évite une gestion complexe et fluctuante de l’assiette fiscale qui nécessiterait des ajustements constants en fonction de l’avancement des chantiers. Le juge administratif privilégie ainsi la stabilité de l’impôt et la prévisibilité des recettes fiscales pour les collectivités locales. La décision s’inscrit donc dans une logique de sécurité juridique, en considérant que seuls les changements consolidés, résultant de travaux achevés, sont de nature à entraîner une réévaluation de la valeur locative cadastrale.

Au-delà de cette question de principe, la décision était également attendue sur l’appréciation concrète de l’état de l’immeuble pour déterminer son assujettissement à l’impôt. Le rejet du pourvoi sur ce point révèle une approche rigoureuse de la part du juge.

II. L’appréciation souveraine de l’inaptitude d’un immeuble à l’utilisation

Le Conseil d’État, par sa décision de non-admission du pourvoi, a validé l’appréciation portée par les juges du fond sur l’état matériel des biens. Cette position illustre le contrôle restreint exercé par le juge de cassation sur la matérialité des faits (A), tout en confirmant la portée exigeante de la notion d’impropriété à l’usage (B).

A. Le contrôle restreint du juge de cassation sur la matérialité des faits

La société requérante critiquait le jugement du tribunal administratif pour erreur de droit et qualification juridique inexacte des faits. Elle faisait valoir que la démolition de la toiture et des façades rendait de fait les biens impropres à toute utilisation, même si le gros œuvre subsistait. Le Conseil d’État a jugé qu’aucun des moyens n’était sérieux et de nature à permettre l’admission du pourvoi. Cette décision de non-admission rappelle que le juge de cassation ne constitue pas un troisième degré de juridiction. Il ne lui appartient pas, sauf dénaturation, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juges du fond. Le tribunal administratif avait relevé que « le béton des sols, des murs et des plafonds des immeubles en litige avait été conservé dans son état brut » pour en déduire que l’impropriété à l’usage n’était pas établie dans son ensemble. En refusant d’examiner plus avant ce moyen, la Haute juridiction administrative confirme que l’appréciation de l’état matériel d’un bâtiment et des conséquences à en tirer relève du pouvoir souverain des juges du fond.

B. La portée rigoureuse de la notion d’impropriété à l’usage

L’issue de ce litige souligne la difficulté pour un contribuable de prouver qu’un immeuble en cours de réhabilitation lourde doit être exonéré de taxe foncière. La jurisprudence exige que le bien soit rendu inapte à toute forme d’utilisation. En l’espèce, la seule conservation de l’ossature brute du bâtiment a suffi aux juges du fond pour écarter l’exonération. Cette interprétation est particulièrement stricte. Elle signifie que tant qu’une structure fondamentale subsiste, le bien conserve une existence fiscale, indépendamment de son habitabilité ou de son exploitabilité effective et immédiate. La solution peut paraître sévère pour les propriétaires engageant des rénovations d’envergure, qui doivent supporter une charge fiscale sur un actif temporairement improductif. Cette décision a donc une portée importante en ce qu’elle circonscrit étroitement la notion d’impropriété à l’usage à une situation de ruine quasi totale de la structure même du bâtiment, et non à une simple inaptitude fonctionnelle, même avérée.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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