7ème – 2ème chambres réunies du Conseil d’État, le 22 juillet 2025, n°491997

Par une décision en date du 22 juillet 2025, le Conseil d’État a précisé les conditions d’engagement de la responsabilité des constructeurs ainsi que les règles relatives à l’interruption de la prescription. En l’espèce, un office public de l’habitat avait confié à un maître d’œuvre puis à une entreprise la mission de démolir un bâtiment et de remettre en état le sol. Après la réception sans réserve des travaux en 2006, la découverte de graves malfaçons dans le remblaiement lors d’un nouveau chantier en 2008 a conduit le maître d’ouvrage à rechercher la responsabilité des intervenants. Saisi d’un pourvoi contre un arrêt de la cour administrative d’appel de Douai du 21 décembre 2023, qui avait rejeté ses demandes indemnitaires, le maître d’ouvrage contestait le raisonnement des juges du fond. La cour d’appel avait en effet considéré que les travaux ne constituaient pas un ouvrage au sens de la garantie décennale et que la réception sans réserve faisait obstacle à toute action en responsabilité contractuelle. Il revenait donc au Conseil d’État de déterminer si des travaux de remblaiement peuvent engager la garantie décennale du constructeur, et de statuer sur l’effet de la réception sans réserve sur la responsabilité contractuelle de ce dernier pour des vices non apparents. La Haute juridiction était également amenée à se prononcer sur les conditions d’interruption du délai de prescription lorsque l’action en justice initiale a été dirigée contre une personne morale distincte du cocontractant. Le Conseil d’État rejette le pourvoi, confirmant la position de la cour administrative d’appel sur l’ensemble des points soulevés. Il valide ainsi une conception stricte des régimes de responsabilité des constructeurs tout en rappelant les exigences procédurales liées à l’interruption de la prescription.

La décision commentée confirme ainsi la fermeture des voies de recours classiques à l’encontre du constructeur en raison d’une application rigoureuse des régimes de responsabilité (I), tout en soulignant les conséquences d’une erreur procédurale du maître d’ouvrage dans la mise en œuvre de son action (II).

I. L’exonération de la responsabilité du constructeur par une application rigoureuse des régimes de garantie

Le Conseil d’État approuve la cour administrative d’appel d’avoir écarté la responsabilité du constructeur, d’une part en refusant de qualifier les travaux litigieux d’ouvrage susceptible de mobiliser la garantie décennale (A), et d’autre part en conférant un effet absolutoire à la réception prononcée sans aucune réserve (B).

A. La qualification restrictive de la notion d’ouvrage excluant la garantie décennale

La Haute juridiction administrative valide l’analyse selon laquelle les travaux en cause ne relevaient pas de la garantie décennale. En effet, la responsabilité décennale prévue par les articles 1792 et suivants du code civil ne s’applique qu’aux constructeurs d’un « ouvrage ». La notion d’ouvrage, bien que non définie par les textes, est traditionnellement interprétée par la jurisprudence comme visant une construction immobilière. En l’espèce, les travaux consistaient en un remblaiement de terrain et un engazonnement, préparatoires à une future construction. Le Conseil d’État approuve la cour administrative d’appel d’avoir estimé que de tels travaux, malgré leur finalité, « ne portaient pas en eux-mêmes sur la réalisation d’ouvrages, au sens des principes régissant la garantie décennale des constructeurs ». Cette solution s’inscrit dans un courant jurisprudentiel constant qui refuse d’assimiler de simples travaux de terrassement ou de remblaiement à la construction d’un ouvrage, réservant cette qualification à des réalisations d’une certaine importance et impliquant une véritable incorporation de matériaux dans le sol. La décision rappelle ainsi que l’application d’un régime de responsabilité sans faute, d’ordre public, demeure subordonnée à une interprétation stricte de son champ d’application matériel.

B. La portée absolue de la réception sans réserve, obstacle à l’action contractuelle

Après avoir écarté la garantie décennale, le juge se penche sur la responsabilité contractuelle de droit commun. Le maître d’ouvrage soutenait que les désordres, n’étant pas apparents lors de la réception, devaient pouvoir être indemnisés sur ce fondement. Le Conseil d’État rejette cet argument et confirme l’arrêt d’appel, qui a jugé que la réception sans réserve prononcée le 18 septembre 2006 « faisait obstacle à ce que Lille Métropole Habitat invoque la responsabilité contractuelle de la société Ramery Revitalisation, quand bien même les désordres n’auraient pas été apparents lors de la réception ». Cette position réaffirme le principe de l’effet « purgeur » de la réception, qui couvre tous les vices, même cachés, et transfère la garde de l’ouvrage au maître d’ouvrage. Sauf clause contractuelle contraire ou dissimulation frauduleuse du constructeur, la réception sans protestation du maître d’ouvrage interdit à ce dernier toute action ultérieure fondée sur la mauvaise exécution du contrat. La rigueur de cette solution souligne l’importance cruciale des opérations de réception, durant lesquelles le maître d’ouvrage, assisté le cas échéant par son maître d’œuvre, doit procéder à un examen diligent pour identifier et consigner l’ensemble des malfaçons.

Au-delà du rejet des actions dirigées contre le constructeur, la décision illustre également les écueils procéduraux auxquels le maître d’ouvrage s’est heurté, tant dans la définition des obligations des parties que dans la conduite de son action en justice.

II. Le rappel des conditions strictes d’engagement de la responsabilité et d’interruption de la prescription

Le Conseil d’État rejette les autres moyens du pourvoi en se fondant sur une lecture précise des obligations incombant à chaque acteur et des règles de procédure civile (A), ce qui le conduit à confirmer l’irrecevabilité de l’action dirigée contre le maître d’œuvre en raison de sa prescription (B).

A. La délimitation de l’obligation de conseil à la seule qualité de maître d’œuvre

Le maître d’ouvrage tentait de mettre en cause la responsabilité du constructeur pour manquement à son devoir de conseil lors des opérations de réception. Le Conseil d’État écarte ce moyen avec la même logique que les juges d’appel. Il considère que le maître d’ouvrage « ne pouvait utilement rechercher la responsabilité de la société Ramery Revitalisation à raison de manquements à son obligation de conseil lors des opérations de réception, dès lors que cette société n’avait pas la qualité de maître d’œuvre ». Cette affirmation rappelle une distinction fondamentale en droit de la construction : si le devoir de conseil est une obligation pesant sur tout professionnel, il revêt une acuité particulière pour le maître d’œuvre, dont la mission consiste précisément à assister le maître d’ouvrage. Le constructeur, quant à lui, est tenu d’exécuter les travaux conformément aux règles de l’art, mais n’endosse pas le rôle de conseiller de son client, surtout lors de la phase de réception qui vise justement à contrôler son travail. La solution est donc une application orthodoxe de la répartition des rôles et des responsabilités entre les différents intervenants à l’acte de construire.

B. L’effet personnel de l’interruption de la prescription et l’erreur sur la personne morale défenderesse

Le dernier point tranché par la décision concerne la prescription de l’action contre le maître d’œuvre. Le marché avait été conclu avec une personne physique agissant en son nom personnel, mais l’assignation en référé-expertise de 2010 avait été dirigée contre une société. La cour administrative d’appel avait jugé que cette assignation n’avait pas pu interrompre la prescription à l’égard de la personne physique. Le Conseil d’État confirme cette analyse en rappelant le principe selon lequel « une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt la prescription qu’à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait ». Le fait d’agir contre une personne morale, même si elle porte un nom commercial proche de celui du cocontractant, ne peut produire d’effet interruptif à l’égard de ce dernier, qui est une personne juridique distincte. Cette décision réaffirme la portée strictement personnelle de l’acte interruptif de prescription, même après la réforme de 2008, et sanctionne l’erreur du demandeur dans l’identification de son adversaire. Elle constitue une mise en garde sévère sur la nécessité d’une parfaite rigueur dans la désignation des parties à une action en justice.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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