Par un arrêt en date du 24 juillet 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions de l’abrogation d’une déclaration d’utilité publique. En l’espèce, un décret du 23 août 2013 avait déclaré d’utilité publique les travaux nécessaires à la réalisation d’un itinéraire d’accès pour une liaison ferroviaire internationale. Le 23 octobre 2023, plusieurs associations et particuliers ont demandé à l’autorité administrative compétente de procéder à l’abrogation de ce décret. Face au silence gardé par l’administration, valant décision implicite de rejet, les requérants ont saisi la haute juridiction administrative d’un recours en excès de pouvoir contre ce refus. Ils contestaient également, à titre principal, la légalité du décret de 2013. Après avoir écarté comme tardives les conclusions dirigées contre le décret initial, le juge administratif s’est concentré sur la légalité du refus d’abroger. Les requérants soulevaient plusieurs arguments, tenant notamment à l’écoulement du temps, à l’augmentation des coûts du projet et à l’existence de solutions alternatives.
Le problème de droit qui était ainsi posé au Conseil d’État consistait à déterminer si des arguments relatifs à l’augmentation du coût d’un projet, à l’absence de mise en œuvre des travaux dans un certain délai ou à l’existence de solutions techniques alternatives constituent un changement de circonstances de fait ou de droit de nature à priver le projet de son caractère d’utilité publique et à obliger l’administration à abroger la déclaration qui le fonde. Le Conseil d’État a répondu par la négative, considérant que les moyens soulevés par les requérants n’étaient pas de nature à établir que l’opération aurait perdu son caractère d’utilité publique ou que sa réalisation serait devenue illégale. Par conséquent, il a jugé que l’administration n’était pas tenue de faire droit à la demande d’abrogation et a rejeté la requête.
Cette décision illustre la stabilité des actes administratifs créateurs de droits, en réaffirmant les conditions strictes de leur abrogation (I), tout en confirmant le périmètre limité du contrôle exercé par le juge sur l’opportunité des choix de l’administration (II).
I. L’exigence réaffirmée d’un changement substantiel des circonstances
Le Conseil d’État rappelle que l’obligation pour l’administration d’abroger une déclaration d’utilité publique est subordonnée à la démonstration d’une évolution décisive des circonstances de fait ou de droit (A), et que les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre du projet ne suffisent pas, en elles-mêmes, à caractériser une telle évolution (B).
A. Le rappel du principe d’une remise en cause limitée à des circonstances nouvelles
La Haute Juridiction fonde son raisonnement sur un principe bien établi du contentieux de l’abrogation, qu’elle énonce avec clarté : « L’autorité administrative n’est tenue de faire droit à la demande d’abrogation d’une déclaration d’utilité publique que si, postérieurement à son adoption, l’opération concernée a, par suite d’un changement des circonstances de fait, perdu son caractère d’utilité publique ou si, en raison de l’évolution du droit applicable, cette opération n’est plus susceptible d’être légalement réalisée ». Ce faisant, elle souligne que la charge de la preuve d’un tel changement incombe entièrement aux requérants. Le simple écoulement du temps ou la persistance de débats sur le projet ne sauraient suffire.
Le juge examine ainsi l’argument relatif au délai de quinze ans fixé pour la réalisation des expropriations. Il relève que cette durée avait déjà été jugée légale par une précédente décision du Conseil d’État en 2015, en raison des nécessités propres à l’opération. Les requérants n’apportant aucun élément nouveau postérieur à cette décision, le moyen est logiquement écarté. La stabilité de la chose jugée vient ici renforcer celle de l’acte administratif initial, empêchant une remise en cause indirecte d’une appréciation déjà portée par le juge.
B. L’indifférence des difficultés de mise en œuvre du projet
Le Conseil d’État examine ensuite les arguments tirés des difficultés pratiques et financières du projet. Les requérants soutenaient que l’augmentation significative des coûts et le retard pris dans le commencement des travaux rendaient caduques les appréciations initiales. Toutefois, le juge rejette ces arguments en raison de leur manque de précision ou de leur pertinence limitée. Concernant les coûts, il constate que le moyen n’est pas « assorti des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé », ce qui constitue un motif de rejet classique face à des allégations non étayées.
De même, l’argument tiré de la caducité de la déclaration de projet est jugé inopérant, le juge estimant que cette circonstance « ne peut être regardée comme un changement des circonstances de fait de nature à faire perdre au projet son caractère d’utilité publique ». Cette analyse distingue clairement les différents actes et procédures qui concourent à la réalisation d’un grand projet, en refusant d’établir un lien d’automaticité entre la caducité de l’un et l’illégalité de l’autre. Le caractère d’utilité publique, une fois reconnu, bénéficie ainsi d’une forte inertie.
La position du juge administratif réaffirme ainsi l’autonomie de la déclaration d’utilité publique et la rigueur des conditions de sa remise en cause. Elle délimite par la même occasion la portée de son propre contrôle, en se gardant d’apprécier l’opportunité des choix administratifs.
II. La confirmation du contrôle restreint du juge sur l’opportunité administrative
Le Conseil d’État profite de cette affaire pour rappeler les limites de son office, en se refusant à contrôler certains aspects qui relèvent de la compétence discrétionnaire de l’administration. Il écarte ainsi les moyens qui touchent à des procédures juridiquement distinctes (A) et refuse de se substituer à l’administration dans l’appréciation de l’opportunité du projet (B).
A. La sanctuarisation de l’autonomie des procédures
Les requérants invoquaient l’absence d’autorisations environnementales ou de dérogations relatives aux espèces protégées pour contester la légalité du refus d’abroger. Le Conseil d’État écarte ce moyen avec fermeté en affirmant que les requérants « ne peuvent, pour contester le refus d’abroger la déclaration d’utilité publique concernée, utilement invoquer l’absence d’autorisation environnementale et de dérogation « espèces protégées », qui constituent des procédures distinctes ». Cette solution réaffirme le principe de l’indépendance des législations.
La déclaration d’utilité publique se prononce sur l’intérêt général d’une opération, tandis que d’autres procédures, comme l’autorisation environnementale, visent à s’assurer de sa conformité à des règles spécifiques de protection. Le juge administratif refuse de lier le sort de la première à l’état d’avancement des secondes. Admettre le contraire reviendrait à créer une condition de légalité non prévue par les textes et à paralyser des projets complexes qui nécessitent l’accomplissement successif de nombreuses formalités. La portée de cette décision est donc de garantir une certaine sécurité juridique aux porteurs de projet.
B. Le refus de substituer son appréciation à celle de l’administration
L’un des arguments les plus significatifs des requérants consistait à soutenir qu’une solution alternative, la modernisation d’une ligne existante, présenterait un meilleur bilan financier et environnemental. La réponse du Conseil d’État est sans équivoque et rappelle un principe fondamental du contentieux administratif : « il n’appartient toutefois pas au juge administratif de procéder à une telle comparaison ». Le moyen est ainsi qualifié d’inopérant.
Cette position illustre la distinction classique entre le contrôle de légalité, qui relève du juge, et le contrôle d’opportunité, qui appartient à l’administration. Le juge vérifie que la décision de déclarer un projet d’utilité publique n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation au regard de son bilan coûts-avantages. Mais il ne lui appartient pas de déterminer si un autre projet aurait été préférable. En refusant de comparer les mérites respectifs des différentes options, le Conseil d’État se maintient strictement dans son rôle de juge de la légalité et évite de s’immiscer dans des choix politiques et techniques qui relèvent de la seule responsabilité du pouvoir exécutif.