Par un arrêt en date du 18 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions d’annulation d’un permis de construire et, plus spécifiquement, sur l’office du juge administratif face à un vice susceptible d’être régularisé.
En l’espèce, une commune avait délivré un permis de construire autorisant la réalisation d’un ensemble immobilier à usage exclusif d’habitation. Ce projet était situé dans un secteur couvert par une orientation d’aménagement et de programmation (OAP) du plan local d’urbanisme, laquelle prévoyait notamment la création de commerces en rez-de-chaussée afin de restructurer et de redynamiser une entrée de ville. Des riverains ainsi qu’une association de quartier ont alors saisi le tribunal administratif d’une demande d’annulation de cette autorisation d’urbanisme. Par un jugement du 21 février 2024, le tribunal administratif a fait droit à leur demande en annulant le permis de construire, au motif que le projet, en ne prévoyant aucun commerce, était incompatible avec les objectifs de l’orientation d’aménagement et de programmation. Les juges du fond ont en outre écarté la possibilité d’une régularisation, estimant qu’elle impliquerait une transformation substantielle du projet. Le bénéficiaire du permis a alors formé un pourvoi en cassation contre ce jugement.
Il était ainsi demandé au Conseil d’État de déterminer si un projet de construction exclusivement résidentiel pouvait être regardé comme incompatible avec une orientation d’aménagement et de programmation imposant une mixité fonctionnelle. Au-delà, la question se posait de savoir si le juge pouvait écarter la mise en œuvre d’une mesure de régularisation au seul motif qu’elle impliquerait une modification de l’économie générale du projet, sans rechercher si cette modification était d’une ampleur telle qu’elle en changerait la nature même.
La Haute juridiction administrative confirme l’analyse du tribunal s’agissant de l’illégalité du permis, mais censure son raisonnement quant au refus de surseoir à statuer. Le Conseil d’État juge en effet que le tribunal a commis une erreur de droit en n’examinant pas si la régularisation, bien qu’impliquant un changement partiel de destination, constituait « un bouleversement tel qu’il en changerait la nature même » du projet. Par conséquent, il annule le jugement sur ce point et renvoie l’affaire au tribunal administratif.
La décision commentée offre une illustration de l’application rigoureuse du contrôle de compatibilité d’un projet avec les objectifs fixés par une orientation d’aménagement et de programmation (I), tout en précisant de manière significative l’office du juge quant à l’appréciation du caractère régularisable d’un vice (II).
I. La confirmation de l’incompatibilité du projet avec les orientations d’aménagement
Le Conseil d’État valide l’appréciation des juges du fond qui ont retenu l’incompatibilité du projet avec le document d’urbanisme, rappelant ainsi la force normative de l’exigence de compatibilité (A) et en faisant une application rigoureuse à un projet monofonctionnel (B).
A. Le rapport de compatibilité, un instrument au service des objectifs d’urbanisme
Le Conseil d’État rappelle le cadre juridique applicable, issu des articles L. 151-6, L. 151-7 et L. 152-1 du code de l’urbanisme. Si les autorisations d’urbanisme doivent être conformes au règlement du plan local d’urbanisme, elles doivent seulement être compatibles avec ses orientations d’aménagement et de programmation. Ce rapport de compatibilité offre une plus grande souplesse que la stricte conformité, en ce qu’il n’exige pas une adéquation parfaite mais proscrit toute contradiction majeure avec les objectifs poursuivis. Le juge exerce un contrôle sur cette compatibilité en procédant à une analyse globale, à l’échelle du secteur concerné. Il lui appartient de vérifier si le projet, dans ses caractéristiques principales, ne vient pas contrarier, ou rendre plus difficile, la réalisation des objectifs définis par l’OAP.
Dans cette affaire, l’orientation visait expressément à « requalifier l’entrée de ville, réaliser un espace structurant et qualifiant autour du rond-point avec des commerces et des services adaptés au quartier ». Elle précisait que « les bâtiments collectifs créés autour du carrefour des quatre chemins accueilleront des commerces en rez-de-chaussée ». Ces dispositions, bien que non prescriptives au même degré qu’une règle du règlement, fixaient une ambition claire de mixité fonctionnelle pour assurer la vitalité et la restructuration du secteur. La Haute juridiction confirme ainsi que les OAP ne sont pas de simples déclarations d’intention mais des documents directeurs dont les objectifs doivent être concrètement respectés par les projets de construction.
B. La sanction d’un projet monofonctionnel contraire à l’objectif de mixité
En l’espèce, le projet autorisé consistait exclusivement en la construction de logements, sans prévoir le moindre commerce ou service en rez-de-chaussée. Or, il occupait un emplacement stratégique, désigné par l’OAP comme une zone préférentielle pour l’implantation d’activités commerciales. Dans ces conditions, le Conseil d’État approuve le tribunal administratif d’avoir jugé qu’un tel projet « compromet l’objectif de diversité des fonctions urbaines, de requalification et de restructuration du carrefour ». La monofonctionnalité du projet entrait directement en conflit avec la vision d’aménagement polycentrique et mixte portée par l’OAP pour ce secteur précis.
Le raisonnement validé par la Haute juridiction est sans équivoque : autoriser un projet purement résidentiel sur la parcelle la plus vaste et la mieux située pour accueillir les commerces attendus aurait pour effet de stériliser durablement la possibilité d’atteindre l’objectif de l’OAP. L’incompatibilité est donc caractérisée non pas par une simple divergence, mais parce que le projet, par sa nature même, fait obstacle à la concrétisation d’un objectif essentiel du document d’urbanisme. Cette position réaffirme que le contrôle de compatibilité, pour flexible qu’il soit, demeure un contrôle exigeant lorsque les ambitions d’une OAP sont clairement définies et localisées.
Si le Conseil d’État a ainsi confirmé l’existence d’un vice entachant la légalité du permis de construire, il a en revanche sanctionné l’analyse des juges du fond quant aux conséquences à en tirer, ouvrant la voie à une application plus large du mécanisme de régularisation.
II. L’élargissement du champ de la régularisation au-delà de la simple modification
La censure de l’arrêt du tribunal administratif repose sur une interprétation extensive de la notion de vice régularisable, qui redéfinit l’office du juge. Celui-ci ne peut plus se contenter de constater une transformation du projet (A), mais doit en analyser l’ampleur pour en déterminer la portée (B).
A. L’erreur de droit dans le refus de surseoir à statuer
Conformément à l’article L. 600-5-1 du code de l’urbanisme, le juge administratif, lorsqu’il constate un vice régularisable, doit en principe surseoir à statuer pour permettre sa correction. Le tribunal administratif avait écarté cette possibilité au motif que la régularisation, qui impliquerait de créer des commerces en rez-de-chaussée, transformerait un projet initialement conçu pour du logement. C’est ce raisonnement que le Conseil d’État censure pour erreur de droit.
La Haute juridiction précise que le critère pertinent n’est pas celui de la transformation de l’économie générale du projet. En effet, la nature même d’une régularisation est de modifier le projet pour le rendre conforme aux règles méconnues. Le Conseil d’État énonce clairement que le juge du fond aurait dû pousser plus loin son analyse. Il lui appartenait de rechercher si la modification requise, à savoir la transformation partielle de l’usage des rez-de-chaussée, « était un bouleversement tel qu’il en changerait la nature même ». En omettant cette recherche, le tribunal a appliqué un critère trop restrictif et a méconnu l’objectif de l’article L. 600-5-1, qui vise à éviter des annulations contentieuses pour des vices pouvant être purgés.
B. La consécration d’un critère de régularisation fondé sur la préservation de la nature du projet
L’apport principal de cet arrêt réside dans la définition du seuil au-delà duquel un vice n’est plus considéré comme régularisable. Ce n’est pas la substantialité de la modification qui importe, mais le point de savoir si elle altère l’identité fondamentale du projet. Un changement partiel de destination, même s’il affecte l’équilibre économique initial, ne constitue pas nécessairement un « bouleversement » qui changerait la « nature même » du projet. En l’espèce, un projet immobilier comportant des logements aux étages et des commerces en rez-de-chaussée reste, dans sa nature, un projet immobilier mixte. La modification ne le dénature pas, mais le complète pour le rendre compatible avec la règle d’urbanisme.
Cette solution étend considérablement le champ des régularisations possibles. Elle s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel et législatif favorable à la stabilisation des autorisations d’urbanisme et à la limitation des annulations totales, souvent coûteuses et préjudiciables à la sécurité juridique. Désormais, le juge ne pourra refuser de surseoir à statuer qu’en motivant sa décision par la démonstration que la régularisation imposerait des changements si fondamentaux que le projet en deviendrait méconnaissable. Cette approche pragmatique renforce l’office du juge tout en contraignant les parties à envisager des solutions constructives pour sauver les projets, même au prix de révisions significatives.