Par une décision rendue le 11 février 2025, le Conseil d’État a été amené à préciser les modalités d’application des obligations de production de logements sociaux dans les communes déclarées carencées. En l’espèce, une société s’est vu refuser par le préfet une autorisation d’urbanisme pour la construction d’un immeuble à usage mixte, comprenant des logements et des commerces, au motif que le projet ne respectait pas le quota de logements locatifs sociaux imposé par la législation. Le projet prévoyait la création de dix logements pour une surface de plancher dédiée à l’habitation de 759 mètres carrés, sur une surface totale de 934 mètres carrés. Saisi par la société pétitionnaire, le tribunal administratif de Melun a annulé ce refus par un jugement du 3 octobre 2023, estimant que le projet n’atteignait pas les seuils déclenchant l’obligation de créer des logements sociaux. Le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires a alors formé un pourvoi en cassation contre ce jugement. Il était donc demandé au Conseil d’État de déterminer si le seuil de 800 mètres carrés de surface de plancher, prévu par l’article L. 111-24 du code de l’urbanisme pour assujettir un projet de construction à une obligation de mixité sociale, doit être apprécié au regard de la surface de plancher totale de l’opération ou uniquement de celle dédiée à l’habitation. La Haute juridiction administrative rejette le pourvoi du ministre et confirme l’analyse des premiers juges, en affirmant que le seuil s’apprécie au regard de la seule surface de plancher dédiée aux logements.
Cette solution conduit à une interprétation stricte des critères d’assujettissement aux obligations de mixité sociale (I), dont la portée révèle une tension entre la sécurité juridique des opérateurs et l’efficacité des politiques de logement (II).
I. L’interprétation stricte du seuil de déclenchement des obligations de production de logements sociaux
Le Conseil d’État consacre une lecture littérale des dispositions du code de l’urbanisme, en clarifiant la méthode de calcul de la surface de référence (A) et en réaffirmant l’indépendance des critères alternatifs d’assujettissement (B).
A. La clarification du calcul de la surface de plancher de référence
Le juge administratif suprême valide sans réserve le raisonnement du tribunal administratif, considérant qu’il « n’a pas commis d’erreur de droit » en jugeant que « le seuil de 800 mètres carrés mentionné à l’article L. 111-24 du code de l’urbanisme s’appréciait, quelle que soit la destination principale de l’immeuble, au regard de la seule surface de plancher du projet dédiée aux logements ». Cette précision est essentielle pour les projets immobiliers à destination mixte, qui associent logements et autres activités comme des commerces ou des bureaux. En refusant de prendre en compte la surface de plancher totale de la construction, le Conseil d’État écarte une interprétation extensive qui aurait eu pour effet de soumettre un plus grand nombre de projets à l’obligation de construire 30 % de logements locatifs sociaux. La solution retenue offre ainsi une sécurité juridique aux constructeurs et aux promoteurs, qui peuvent désormais évaluer leur assujettissement sur la base claire et exclusive de la part résidentielle de leur projet. Cette approche pragmatique s’en tient à la logique interne du dispositif, qui vise spécifiquement à réguler la production de logements familiaux.
Cette clarification du critère de surface est d’autant plus importante qu’elle s’articule avec un autre seuil, fondé sur le nombre de logements.
B. La confirmation de l’autonomie des critères alternatifs
La décision rappelle que l’article L. 111-24 du code de l’urbanisme prévoit deux seuils alternatifs pour déclencher l’obligation de mixité sociale. Une opération de construction d’immeubles collectifs y est soumise soit lorsqu’elle compte « plus de douze logements », soit lorsqu’elle représente « plus de 800 mètres carrés de surface de plancher ». Le Conseil d’État précise que lorsqu’un immeuble répond à l’un de ces critères, l’obligation s’applique. En l’espèce, le projet ne comportant que dix logements, il se situait en deçà du premier seuil. La discussion s’est donc légitimement concentrée sur le second. En validant une interprétation stricte du seuil de surface, la juridiction administrative confirme l’autonomie de chaque critère. Un projet doit être examiné au regard de l’un puis de l’autre, sans que les deux ne puissent être combinés ou interprétés de manière globale. Cette orthodoxie juridique renforce la prévisibilité de la norme pour les porteurs de projet, qui ne peuvent se voir opposer une obligation de mixité sociale que s’ils franchissent distinctement l’un des deux seuils légalement définis.
L’application rigoureuse de ces seuils n’est cependant pas sans conséquence sur l’atteinte des objectifs de la loi en matière de logement social.
II. La portée de la solution sur la densification urbaine et la mixité fonctionnelle
En apportant cette précision, la décision offre un cadre protecteur aux opérations de taille intermédiaire (A), tout en soulevant la question d’une possible limitation de l’efficacité du dispositif dans les communes carencées (B).
A. Un encadrement protecteur pour les opérations immobilières de taille intermédiaire
Cette jurisprudence a pour effet direct de préserver de l’obligation de production de logements sociaux une catégorie spécifique de projets immobiliers. Il s’agit des opérations de taille modeste qui, sans atteindre douze logements, développent une surface résidentielle inférieure à 800 mètres carrés, tout en s’inscrivant dans un projet global plus vaste grâce à une composante commerciale ou tertiaire. En refusant d’agréger les surfaces, le Conseil d’État évite de pénaliser financièrement ces projets mixtes, dont l’équilibre économique est souvent plus fragile. La solution favorise ainsi la mixité fonctionnelle dans les zones urbaines, en n’imposant pas une contrainte supplémentaire qui pourrait dissuader les promoteurs de s’engager dans ce type de montage. Pour les communes concernées, cela peut encourager une diversification du tissu urbain, en permettant l’émergence de projets qui associent habitat et activité économique, sans pour autant relever des grandes opérations d’aménagement.
Cependant, cette protection accordée aux opérateurs pourrait entrer en tension avec l’objectif même de la loi.
B. Une limitation potentielle des objectifs de la loi en zones carencées
La décision, si elle est juridiquement fondée et protectrice des opérateurs, pourrait néanmoins être perçue comme créant une brèche dans le dispositif contraignant de la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU). En effet, elle offre la possibilité de concevoir des projets immobiliers se maintenant juste en dessous des seuils d’assujettissement, par un jeu sur la répartition des surfaces entre logements et autres destinations. Un promoteur pourrait ainsi maximiser la surface commerciale ou de bureaux pour maintenir la surface d’habitation sous la barre des 800 mètres carrés, et ainsi échapper à l’obligation de construire des logements sociaux. Dans les communes faisant l’objet d’un arrêté de carence, où le besoin de logements sociaux est le plus criant et où l’État s’est substitué aux autorités locales pour accélérer leur production, une telle stratégie d’optimisation pourrait limiter la portée effective de la loi. La décision illustre ainsi le dilemme classique entre l’application stricte d’une norme technique et la poursuite de l’esprit du législateur, qui visait à mobiliser l’ensemble du parc constructible pour répondre à la crise du logement.